jeudi, 18 février 2016
HOMMAGE A GEORGES PEREC
Je voudrais clore ces quelques billets consacrés à Georges Perec, le grand écrivain, en citant le début du chapitre 52 du livre magnifique et précieux de David Bellos, Georges Perec. Une vie dans les mots (intitulé M/W, 1974), cet ouvrage aussi savant que pieux, qui a le don de vous inspirer de l’attachement pour la personne dont il parle, presque davantage que pour l’œuvre dont celle-ci est l’auteur. Perec et Bernard Queysanne ont écrit et tourné un film, à partir d’un ouvrage écrit par le premier : Un Homme qui dort. Un film qu’on peut visionner en entier en libre accès (77’45"). Attention : c'est de l' "art-et-essai" en noir et blanc, ce n'est pas du cinéma hollywoodien qui drague le spectateur et qui en met plein la vue.
Mais le récit que fait David Bellos de la première projection mérite que l'on considère ce film comme l'une des belles signatures de l'écrivain : la réaction des premiers spectateurs à la fin de la projection est une preuve lumineuse de tout ce que Perec s'efforce d'insuffler de lui-même dans tous les aspects de son travail, que ce soit dans des livres, à la radio (lire impérativement le chapitre "Radio-Perec") ou au cinéma. Les amis et connaissances qu'il a invités au cinéma l'Antégor lui rendent au centuple, en émotion, ce que lui-même leur a donné en recherche formelle. L'un et l'autre ne sont donc pas incompatibles.
« C’est au cours de leur travail commun sur Un Homme qui dort que Perec parla à Queysanne de son prochain livre, qui s’appellerait W. La chose la plus difficile qu’il avait jamais tenté d’écrire, dit-il. Un jour, il lâcha qu’il avait trouvé le "truc" qui allait permettre à son projet de rouler maintenant tout seul, mais il ne précisa pas de quel "truc" il s’agissait.
Un Homme qui dort fut achevé en décembre 1973. Avant la première projection à l’Antégor, devant un public d’amis invités, Perec passa la journée entière avec Queysanne dans un état d’angoisse et d’agitation fébrile. Il sortait astuce sur calembour pour conjurer le sort qui attendait peut-être son film. "Un homme dui dort : dans son fauteuil d’orchestre". "Homme qui dort n’amasse pas mousse". Etc. Mais lorsque l’heure de la projection arriva, ce fut une expérience émouvante. Beaucoup de spectateurs étaient en larmes à la fin du film, et les deux coréalisateurs aussi. Le public avait vraiment réagi à la répétition appuyée des symptômes de la dépression, à l’exploration d’un Paris en noir et blanc (tout le contraire du Disneyland culturel que l’on peut voir dans la plupart des films situés dans la capitale), et aux émotions tournoyantes de la dernière séquence, où le thème lyrique de Drogoz se superpose au vertige du panorama de Belleville, tandis que Ludmila Mikaël lit d’un voix blanche et neutre les dernières phrases ambiguës du texte de Perec. Les réalisateurs n’hésitaient pas à avouer qu’ils avaient fait un film qu’ils ne seraient eux-mêmes pas allés voir – l’un et l’autre préféraient en effet le cinéma hollywoodien au style "d’art et essai" – mais l’ayant enfin visionné dans des conditions correctes, eux aussi étaient émus aux larmes. Ils pleuraient surtout de voir leurs amis pleurer. Ils avaient fait un film ! Et ça marchait ! Ils avaient relevé le défi lancé par Neurisse, et cet autre défi du passage à l’écran. » (p.557)
Je ne sais pas vous, mais moi, je vois là le paradoxe poignant d’un homme qui n’a jamais voulu faire autre chose qu’écrire sur soi, mais qui n’a jamais voulu avouer que c’est cela qu’il voulait faire et qui, de ce fait, a dépensé des trésors d’ingéniosité technique et a emprunté des détours insensés pour faire en sorte que personne ne s’aperçoive jamais que tout ce qu’il écrivait était de l’ordre de l’aveu. Tous les labyrinthes mènent à Perec. Tous ses proches admiraient le brasseur de lettres et le malaxeur de mots. Et cette page de David Bellos nous met crûment, mais avec simplicité, en face de la trop humble vérité, éminemment paradoxale : jusque dans ses exercices virtuoses les plus osés, les plus compliqués, les plus tarabiscotés, les plus rébarbatifs, Georges Perec a écrit pour se faire aimer.
Autrement dit : pour mériter de vivre. Se dire au moins qu'il y avait droit.
Je n’en reviens pas.
Voilà ce que je dis, moi.
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mercredi, 17 février 2016
GEORGES PEREC
2/2
Le génie qui fait de Perec un cas absolument particulier, c’est qu’il réunit (parmi d’autres) deux capacités très différentes, opposées ou complémentaires : d’une part, une invraisemblable virtuosité combinatoire, qui en a fait un maître du palindrome, du lipogramme, des mots croisés, etc., mais aussi l’ingénieux artisan de divers jeux qu’il proposa pendant un temps à la revue Ça m’intéresse. Et puis, un merveilleux sens de l'approximation phonétique, capable de lui fournir le fameux « les gnocchis, c'est l'automne », à partir du célèbre et socratique "gnôthi séauton" du temple de Delphes.
D’autre part, une sensibilité hors du commun qui le met à l’affût de tout ce qui se présente à lui de la réalité. Sa curiosité est insatiable. On se dit parfois que son Graal à lui, c’est « l’aleph » de Jorge Luis Borges, le « Tout dans l’Un », cette sorte de pierre lumineuse dissimulée sous la marche d’une cave banale, mais qui, quand on l’examine de près, montre l’univers entier en train de défiler dans la totalité multiple de ses espaces et de ses temps (je m’étonne en passant que l’index, à la fin du Georges Perec de David Bellos, ne comporte que trois (+ 1) occurrences du nom de l’auteur de Buenos Aires ; mais bon).
Et par-dessus tout ça, Perec vous donne en étrenne la vulnérabilité à vif de son existence d’enfant juif qui a eu la chance, réfugié à Villard-de-Lans, d’échapper au nazisme. A noter, dans la biographie de Bellos, la différence qu’il note entre l’occupation du Vercors par les Italiens et le moment où les Allemands vont les remplacer, beaucoup plus organisés et déterminés.
Le génie de Georges Perec, donc, a pu prendre son envol grâce au carcan des contraintes formelles. Comme s’il avait eu besoin d’un cadre qui lui servît de bercail. Cela suffit-il à fabriquer du « poétique » ? Le biographe David Bellos semble le croire (voir p.689 de son Georges Perec). Personnellement, j’ai un peu de mal : Alphabets, La Clôture, qui rassemblent des « poèmes », appartiennent de façon trop évidente à de la littérature expérimentale.
Exemple d' « ulcérations ».
Si si ! C'est un poème, on vous dit !
Perec était, hélas, un adepte de la musique dodécaphonique d’Arnold Schönberg. J’expliquerais volontiers cet égarement du goût par sa tournure d’esprit particulière, qui met la combinatoire au cœur du processus de création. Or, la musique sérielle a été conçue dès le départ comme une machine combinatoire qui, en plaçant tous les sons de la gamme à égalité (abandon de la tonalité, ce principe qui les organise a priori), multiplie mathématiquement les possibilités d’arrangements des sons entre eux, ce qui ne pouvait que plaire à l’écrivain. Les arts en général, la littérature en particulier, envisagés sous l'angle de leur potentiel infini d'innovation formelle, promue au rang d'un idéal considéré en lui-même et pour lui-même. L'impasse, quoi.
Par-dessus le marché, Perec était sans doute séduit, dans le dodécaphonisme, par la notion de contrainte : le fait d’établir une succession de douze sons, puis de la triturer dans tous les sens (forme droite, rétrograde, miroir, miroir du rétrograde) fait obligatoirement penser aux « onzains hétérogrammatiques », structure à partir de laquelle il élaborait ses poèmes. Que le résultat musical ou poétique soit impénétrable à l’auditeur ou au lecteur lambda, peu importe : il reste toujours à l'artiste le contentement d’avoir réalisé une prouesse.
Tant pis pour moi, que cette priorité exagérée accordée à la forme aurait plutôt tendance à décourager. Je ne conteste pas, du reste, le fait que Perec ait eu besoin de contraintes structurelles pour y loger ses propres contenus (j’ai entendu de la bouche même d’Harry Mathews, son meilleur ami, que sans les contraintes oulipiennes, Perec n’aurait pas été Perec), mais je maintiens qu’on ne saurait lire, par exemple, La Disparition comme n’importe quel autre roman : qu’on le veuille ou non, l’effet de fascination provoqué par le procédé est un obstacle puissant.
David Bellos le dit d'ailleurs lui-même, à propos du grand palindrome de Perec : « Les facultés critiques y sont en effet paralysées par la connaissance de la contrainte formelle ; lorsque l'on sait qu'il s'agit d'un palindrome géant, on a tendance à ne plus voir que cette structure palindromique » (p.451). Que vaut, en effet, un texte ainsi obtenu ? Qu'en reste-t-il littérairement si on lui ôte la contrainte ? Bonnes questions.
Mais attention, il serait stupide de prétendre que le travail de Perec est purement formel : W ou le souvenir d'enfance, Un Homme qui dort sont des livres qui touchent le lecteur. Hormis les machines à produire du texte (palindrome, "ulcérations", etc.), véritables hérissons d'obstacles à la lecture, Georges Perec est certainement un cas unique, par la façon qu'il a d'habiter, d'animer et de faire vivre des structures, en y insufflant de la substance vitale.
Mais il y a autre chose, au sujet de la forme et de la structure : que des gens savants et facétieux se rassemblent pour ouvrir un laboratoire (Oulipo) pour élaborer des machines littéraires, c’est typique d’un certain rapport à la modernité : le même rapport d’adhésion au principe d’innovation qu’on observe tout au long du 20ème siècle dans tous les arts. Il est vrai qu'introduire la machine dans la production de l'art avait été envisagé par Alfred Jarry : on trouve en effet dans Faustroll (XXXIV, Clinamen) : « ... Cependant, après qu'il n'y eut plus personne au monde, la Machine à Peindre, animée à l'intérieur d'un système de ressorts sans masse, tournait en azimut dans le hall de fer du Palais des Machines ... etc. ». Allons, Jarry annonçait bien le 20ème siècle.
Ainsi, les peintres se sont libérés du carcan des techniques picturales de représentation pour mettre en évidence, au choix, la ligne, la surface, la toile, la couleur, la matière, et même la salle d’exposition ou le visiteur. Cela a donné « l’art contemporain ». De même, certains musiciens ont pratiqué le « sérialisme intégral » (touchant cette fois tous les paramètres musicaux : hauteurs, timbres, intensités, durées, …). En simplifiant, cela a donné la « musique contemporaine ». J’ai dit ce que j’en pense il y a déjà quelque temps (du 6 au 17 décembre 2015).
De même l’Oulipo, en prétendant en finir avec le subjectivisme de la littérature courante (l’ « inspiration », le « génie », stéréotypes bêtement entachés de romantisme et d'affectivité), en plaçant sur le devant de la scène les diverses logiques formelles (les "machines") mises au point par les écrivains, en faisant des rouages et tubulures du moteur un objet de recherche en soi, a donné l’illusion à tout un chacun qu’un créateur sommeillait peut-être en lui.
On peut aussi dire que l'Oulipo, en inventant le "délassement intelligent", met entre parenthèses la gravité sérieuse du savoir universitaire, le temps d'une récréation où puissent s'ébattre les intellectuels. N'ai-je pas entendu Jean Lescure (la méthode "S+7") glisser à son vieux compère Noël Arnaud (Alfred Jarry, Dragée haute, ...) : « Alors, on va oulipoter ? » ? Bon, la récréation, ce n'est tout de même pas le bac à sable, mais il y a quand même de l'enfance là-dedans.
On a vu ensuite les recherches de l'Oulipo croître et embellir, au point que l'invention de contraintes nouvelles semble être devenue, à part entière, un genre littéraire autonome (aux dernières nouvelles on en est au n°225 de la "Bibliothèque oulipienne"). Certains voient là une « démocratisation ». Je crois plutôt que l'aspect ludique des exercices oulipiens explique pour une large part leur popularité : à quoi servirait, dans la littérature, qu'un auteur produise un ouvrage fondé sur une contrainte inventée par un autre ? Il aurait bonne mine, oui. L'auteur de la contrainte serait en droit de l'accuser de plagiat : un comble !
Il y a de la frénésie égalitariste dans les fondements de l’Oulipo. J'y vois aussi, paradoxalement, un bel exemple de snobisme littéraire, même si les fondateurs et les premiers membres (les dix-huit de LA photo) furent exempts, je crois, de cette bassesse. Il reste que l'Oulipo a inventé cette bête étrange : l'égalitarisme snob. L'oxymore nouveau est arrivé.
J'ai tendance à voir là la simple exploitation d'un filon : après le cul de sac, il n'y a qu'à continuer à creuser pour continuer à faire tourner la machine. La contrainte pour la contrainte, en quelque sorte. Comme une belle machine qui tourne toute seule, à vide, pour le seul plaisir de tourner. A quand la contrainte permettant de produire des contraintes nouvelles (la contrainte au carré) ? Comme quoi, l'Oulipo est comme la plupart des organisations : il a du mal à envisager sa propre disparition. L'Internationale Situationniste de Guy Debord fait figure d'exception.
Et puis je n’y peux rien : la pullulation de ce qu’il est convenu d’appeler « ateliers d’écriture » a quelque chose de déprimant à mes yeux. Vous voulez écrire ? On va vous apprendre. Cette mode qui a été importée des Etats-Unis (où l'on apprend à pondre des romans aussi contondants que des pavés) tend à sacraliser l’idée de procédés littéraires : devenez écrivain en vingt leçons, vous voyez le genre. Au choix, la méthode Assimyl ou le livre de recettes de cuisine. Cela permet à des petits malins de se donner le beau rôle. Certains en ont tiré des sources de revenus, et il suffit d’écouter l’émission « Des papous dans la tête », sur France Culture, pour assister au spectacle ennuyeux de gens savants payés pour offrir un spectacle laborieux de divertissement fastidieux. Et pour tout dire pénible.
Georges Perec, soyons-en sûr, n’aurait pas participé aux « Papous dans la tête ». Quoique ...
Voilà ce que je dis, moi.
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mardi, 16 février 2016
GEORGES PEREC
1/2
A chaque parution d’un livre de Patrick Modiano, les commentateurs s’entendent pour louer ou dénigrer (suivant affinités) la « petite musique » qu’on ne peut manquer d’y trouver. Année après année, on retrouve le même climat de brume, un même rapport lancinant au passé. Les mêmes commentaires. On n’accusera certes pas le prix Nobel de refaire à chaque fois le même livre : disons que chacun porte sur son visage la même signature de l'auteur, comme la forme d’un pas sur le sol ressemble aux autres pas. Comme on reconnaît la musique de Jean-Sébastien Bach dès la deuxième mesure.
Une des particularités des livres de Georges Perec est au contraire qu’aucun ne ressemble aux autres. En effet, l’auteur renouvelle à chaque nouvel ouvrage, parfois de fond en comble (quel point commun entre Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, Espèces d'espaces et Quel petit vélo ... ?), la forme qu’il lui donne. Les Choses, son premier livre « réussi » (et son premier succès, prix Renaudot 1965), se présente sous l’aspect d’un roman de facture classique. Tout le monde a entendu parler de La Disparition, roman de 1969 qui obéit à la contrainte lipogrammatique (trois cents et quelques pages sans « E »), qui sera suivi trois ans plus tard par le roman « monovocalique en E » intitulé Les Revenentes.
Alphabets est un recueil de 176 « onzains hétérogrammatiques », « poèmes » de onze « vers » de onze lettres (les plus fréquentes du français, anagrammatisables dans le mot « ulcérations »), dont chacune doit être employée une seule fois à chaque ligne. Je me Souviens énumère quatre cents et quelques souvenirs soigneusement numérotés de l’auteur. La Vie mode d’emploi tente d’épuiser toutes les narrations possibles à propos d’un immeuble parisien de dix étages en obéissant à la double contrainte du « bi-carré latin d’ordre dix » et de la « polygraphie du cavalier » (je n’entre pas dans les détails). Bref, on n’en finirait pas.
L’œuvre dans son ensemble n’en jouit pas moins d’une « ténébreuse et profonde unité », en ce que Perec se préoccupe avec constance de lui donner une tonalité autobiographique, quel que soit le déguisement formel dont il affuble chaque livre. Ce n'est pas moi qui le dis, mais son remarquable biographe, David Bellos. Attention : pas une autobiographie plate, mettons à la façon de Christine Angot, mais une révélation de soi abritée derrière un réseau serré d'indices et de devinettes méticuleusement tarabiscotés. Il l’annonce d’ailleurs dans le préambule de La Vie mode d’emploi, l'œuvre majeure de l'écrivain, ce livre qui met le puzzle au centre de l'action.
Les pièces d'un puzzle fabriqué dans les règles de l’art doivent se présenter ainsi : « … l’espace organisé, cohérent, structuré, signifiant du tableau sera découpé non seulement en éléments inertes, amorphes, pauvres de signification et d’information, mais en éléments falsifiés, porteurs d’informations fausses … ». Autant le savoir, Georges Perec se meut à l’aise dans la complexité, mais on entend comme un ricanement sardonique quand il peut revêtir celle-ci d’une couche de complications supplémentaires : pourquoi, devait-il se demander, faire simple quand on peut faire compliqué ? A ce jeu, il était imbattable.
C’est d’ailleurs ce jeu qui fait de son œuvre un cas tout à fait singulier dans la littérature française. C’est malheureusement aussi, selon moi, ce qui en dessine les limites. Certes, il ne fait là que mettre en application la théorie formulée par Alfred Jarry dans le « Linteau » des Minutes de sable mémorial : « De par ceci qu’on écrit l’œuvre, active supériorité sur l’audition passive. Tous les sens qu’y trouvera le lecteur sont prévus, et jamais il ne les trouvera tous ; et l’auteur lui en peut indiquer, colin-maillard cérébral, d’inattendus, postérieurs et contradictoires ». Même si on doit plutôt supposer que Perec, contrairement à Jarry, qui prend la chose dans le sérieux amusé d’une ironie distante, l’aborde avec une humeur de jubilation ludique. Georges Perec adore jouer. Ce qu'on appelle un joueur impénitent.
Toujours à propos des « ulcérations » (voir plus haut) je me rappelle avoir entendu le grand ami de Perec Harry Mathews dire son étonnement, pour ne pas dire plus : il fallait à Perec deux heures pour venir à bout d’un tel « poème », quand l’ami américain suait sang et eau pendant deux jours pour un résultat moins brillant. C’est clair : Perec se joue de la contrainte, au point d’avoir fait de celle-ci l’air littéraire qui lui permet de respirer.
Tout cela pour dire que Georges Perec devait un jour fatalement atterrir dans le cénacle qui rassemblait une brochette de savants facétieux, et qui est désormais connu, à défaut d’être célèbre, sous le sigle Ou.Li.Po. (Ouvroir de Littérature Potentielle). Fondé par Raymond Queneau, l’écrivain féru de mathématiques (voir son roman Odile), et François Le Lionnais, le mathématicien féru du jeu d’échecs, l’Oulipo avait pour but la conception et l’élaboration de machines à produire de la littérature. Pas moins.
Disons-le : aucun autre membre que Perec ne fut à ce point comme un poisson dans l’eau dans l’aquarium oulipien. Italo Calvino peut bien avoir écrit (mais seulement a posteriori, commettant en quelque sorte, à son propre propos, ce que les oulipiens appellent « plagiat par anticipation ») Comment j’ai écrit un de mes livres (Bibliothèque oulipienne, n°20, 1982) pour expliquer la composition de l’excellent Si par une Nuit d’hiver, un voyageur, Georges Perec arrive largement premier après avoir fait toute la course en tête, et loin devant.
L'Oulipo invente des façons de structurer. Mais il faut un écrivain pour habiter convenablement la structure obtenue. Et la faire vivre et vibrer.
Georges Perec est précisément cet écrivain.
Voilà ce que je dis, moi.
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dimanche, 14 février 2016
GEORGES PEREC
Je vous préviens, l’extraordinaire biographie de Georges Perec par David Bellos ne vous incitera peut-être pas à devenir un adepte de son œuvre littéraire. Mais à coup sûr, elle vous fera aimer le bonhomme dont celle-ci est sortie. Un homme trop tôt disparu. Un homme qui fut violemment aux prises avec l’existence dès son plus jeune âge (père mort pour la France en 1940, mère morte à Auschwitz), et qui a, sur les décombres d’une enfance dévastée par l’histoire, construit une œuvre littéraire complètement atypique, unique dans le paysage français du 20ème siècle.
Je le dis sans barguigner : Georges Perec, une vie dans les mots, est un chef d’œuvre accompli. Je ne sais pas quelle part de sa vie David Bellos a consacrée à rassembler la monstrueuse matière dont son ouvrage se trouve constitué à l’arrivée. Toujours est-il que David Bellos a amplement mérité de l’innommée patrie de la littérature, qui se nomme peut-être humanité. Même si on met le mot au pluriel. Car le Perec que l'auteur restitue vibre devant nous comme s'il était vivant : un véritable tour de force. Sa biographie a tous les aspects de la rigueur, disons scientifique, qu'on attend de l'université, et en même temps le lecteur perçoit à tout instant une empathie vaste et profonde. David Bellos, à n'en pas douter, aime son sujet.
Autant le dire tout de suite : les livres de Georges Perec suscitent davantage mon admiration pour la prouesse que mon amour du contenu. Je suis de ceux qui tiennent dans un mépris obstiné tout ce qui se revendique d'une performance sportive. Et je suis désolé de le dire : il y a du défi sportif dans beaucoup de ses œuvres. En revanche, tous les détails de son existence, tels que rapportés fidèlement par le biographe, suscitent mon adhésion, mon enthousiasme, ma ferveur. Mon émotion à maintes reprises. Si les livres me laissent un peu froid, on ne peut guère trouver d'homme plus attachant que celui qui les a écrits, tel qu'il apparaît sous la plume de David Bellos. C'est ainsi que j'en viens à considérer sa biographie de GP comme un roman formidable.
Car en se limitant le plus possible aux données factuelles, David Bellos touche son lecteur plus fortement et de plus près que s'il avait cherché à l'émouvoir. Et j'avoue humblement que j'ai marché à fond : je sors de ce bouquin ébloui autant par la qualité du bonhomme dont il est parlé que par la façon dont il en est parlé tout au long.
Je sais bien qu’il faut commencer un livre par le début, mais j’ai envie de parler de cette biographie en isolant deux détails peut-être infimes, perdus parmi les 700 et quelques pages qu’il a fallu à David Bellos pour rendre compte de Georges Perec. Deux détails qui m'apparaissent comme la signature d'un homme. Le premier de ces détails se situe au chapitre 25, qui m’a, je dois l’avouer, fait hurler de rire, tant il fait flamboyer la particularité du personnage.
Pensez, un type voué à la littérature qui se fait embaucher au CNRS, pour s’occuper du classement de toute la documentation scientifique consultable par les chercheurs. Et pas de la petite science : le LA 48 (Laboratoire Associé) s’occupe de recherches sur tout ce qui concerne la neurophysiologie du sommeil et de l’état de veille, sous la houlette « granitique » de Paul Dell. C’est ainsi que Gorges Perec devint, en 1961, « documentaliste classé technicien IIIB » dans la fonction publique.
Le personnel du laboratoire, à commencer par André Hugelin, qui se résigna à embaucher ce jeune homme aux dents gâtées, mal habillé, et peut-être même mal lavé, est d’abord incrédule. Mais il ne le resta pas longtemps, car le moteur du génie combinatoire de Perec se mit à vrombir, et quelque temps après, « … le système de documentation mis au point par Perec suscita beaucoup d’admiration et le bruit se répandit de sa qualité dans les autres laboratoires de recherche. Des émissaires passaient maintenant sous des motifs divers et profitaient d’un brin de causette pour traîner devant les fichiers et le plan de classement ». Il avait fait la preuve de sa stupéfiante virtuosité.
Mais Perec, sous ses dehors de malhabile timide et mal fichu, était un diable facétieux. Il sut prendre sa revanche sur l’obscurité de son boulot mal payé. Il assaisonna en effet maintes fiches de l’admirable fichier scientifique de vinaigrettes de sa façon. C’est ainsi que, dans le fichier du laboratoire s’occupant de la neurophysiologie du sommeil, on trouve une fiche répertoriant un ouvrage intitulé Les Choses (auquel il doit son prix Renaudot de 1965).
C’est ainsi que les chercheurs peuvent tomber sur un article ainsi référencé : « "Attention et respiration", publié dans Kononk. Akad. Wetenschap. Amsterdam Proc. Sec.Sci1 (1899), p. 121-138 », par un savant nommé Caspar Winckler, nom ancré dans l’archéologie de Georges Perec (et rien que la lettre W !), et qui deviendra celui d’un personnage central de son chef d’œuvre, La Vie mode d’emploi.
C’est ainsi que, en 1994, « il arrive encore que de petits groupes se retrouvent au fond d’un bar pour y écouter le compte rendu de Perec concernant les effets électrochimiques observés sur les sopranos soumises à une pluie de tomates nourrie et régulière », tout ça parce qu’il avait glissé son canular parmi les autres publications savantes, toutes très sérieuses, évidemment.
Ce texte, intitulé « Experimental Demonstration » est redoutable : « On dit même que lors d’une réunion de la commission de biochimie du CNRS, le président de séance jeta un coup d’œil sur une photocopie du canular de Perec qui s’était glissée (par inadvertance ?) dans la pile de dossiers qu’il avait devant lui. Il parcourut la première page, vira au cramoisi, se mit à bafouiller et dut se cramponner aux bras de son fauteuil. "Experimental Demonstration" fut à l’origine du seul cas connu d’une commission du CNRS s’accordant une interruption de séance pour cause de … fou rire ». Irrésistible. Si non è vero, ben trovato.
Le deuxième détail est une anecdote, racontée à la page 586 du volume. Perec est amoureux de Catherine, la dernière femme de sa vie. Ils sont au restaurant « Le Balzar », en train de manger une raie au beurre noir : « … une goutte de gras tacha le chemisier de la jeune femme. Pour qu’elle ne se sente pas gênée, Perec trempa le doigt dans la saucière et barbouilla de beurre la chemise indienne que lui-même portait. Catherine ne savait pas qu’un tel charme pût exister ». Vous la voyez, la scène ? Cette histoire me ravit : vous en connaissez beaucoup, vous, des types cravatés et costumés, capables de saloper, par amour, leur ensemble Kenzo ?
Tendresse et facétie : deux mots qui signent le personnage dans ses relations avec les autres, autant que je peux en connaître.
Je terminerai ce billet sur le portrait de « Pierre G. », que David Bellos pense avoir reconnu pour être celui de Georges Perec (initiales inversées) sous la plume de Jean-Bertrand Pontalis, son psychanalyste, dans son livre L’Amour des commencements : « Une inépuisable banque de données en désordre, un ordinateur facétieux sans mode d’emploi, un Pécuchet privé de son Bouvard, telle était la mémoire de Pierre. Parfois pourtant elle se fixait et c’est alors qu’elle s’égarait. Elle allait visiter, explorer des lieux, obstinée à les capter, à les saisir comme un photographe à l’affût ou comme un huissier de justice. Pierre me décrivait les rues où il avait vécu, les chambres où il avait logé, le dessin du papier mural, me précisait les dimensions du lit, de la fenêtre, la place de chaque meuble, la forme du bouton de porte » (p.538). La mémoire de Georges Perec embrasse de vastes territoires, mais elle est capable, à l’occasion, de « zoomer » sur des détails de façon à les grossir, comme on fait en macrophotographie. Une excellente illustration de ce fonctionnement mental (embrasser la diversité du monde sans perdre le souci du tout petit détail) est offerte par La Vie mode d'emploi, ce bouquin aussi concentré que de grande dimension.
L'homme Georges Perec était tellement attachant que les témoignages d'affection ne manquent pas. Ainsi, l'épouse de Laurent de Brunhoff, continuateur des aventures de Babar : « "Perec a apporté le soleil dans notre vie", dit Marie-Claude. Bien sûr, dans ce nouvel environnement familial, il en profita pour se faire materner. "Mais tout le monde avait envie de materner Perec !" ajoute-t-elle » (p.579).
Merci à David Bellos pour ces moments de jubilation.
Voilà ce que je dis, moi.
Note : le travail de David Bellos est absolument impeccable. Il est donc forcément maniaque et petit de ma part de relever quelques très rares détails, trop minuscules pour faire une ombre d'ombre à l’ensemble. Vingt-deux ans après la parution, je peux me le permettre. 1) Il me semble que le psychanalyste Pontalis se prénomme Jean-Bertrand et non Jean-Baptiste. 2) Le Georges Perec de Claude Burgelin est publié non en 1989, mais en 1988. 3) En musique, « coda » est du genre féminin. 4) « Anagramme » est également du genre féminin, mais là, franchement, c’est la bourde impardonnable, vu la consommation qu’a faite Georges Perec de la chose. 5) Autre impardonnabilité : la slivovitz (p. 237) est un alcool de quetsche, et pas d'abricot, monsieur Bellos, soit dit en tout respect.
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mercredi, 20 janvier 2016
DUTEURTRE REGARDE L'ÉPOQUE
Benoît Duteurtre est connu pour être producteur, sur France Musique. Il s'occupe de musiques dites "légères" et "de variété", dans son émission "Etonnez-moi, Benoît", excellent titre emprunté à la chanson que Patrick Modiano a écrite pour Françoise Hardy. Mais il paraît qu'il (Duteurtre) écrit par ailleurs des romans.
Voici ce qu’on peut lire dans Chemins de fer (Fayard, 2006). De la page 177 à la page 179.
Jeudi 5 (janvier)
A la télévision, un sociologue assure que notre société de « nantis » doit consentir des sacrifices. La « mondialisation, assure-t-il, n’autorise plus à penser égoïstement ». L’heure est venue de partager nos richesses avec la population des pays « émergents ». J’admire l’assurance avec laquelle cet homme de gauche, au nom de la générosité, explique aux salariés qu’ils ont trop profité et que cela ne peut plus durer. Sur le ton de la justice sociale, son discours rejoint celui des chefs d’entreprise : le moment est venu de renoncer à des avantages, à des horaires et à des salaires honteux qui font pâlir d’envie tous les pauvres de la Terre. Arc-boutés sur leur petit confort, les fonctionnaires manquent de grandeur d’âme ; ce sont eux qui ruinent la France, en refusant de sacrifier ce qu’on leur avait promis.
J’ai grandi dans un autre monde, un autre système, qu’on appelait « social-démocratie ». Ce n’était pas une société égalitaire, mais l’inégalité y était moins grande. Mes parents, leurs amis, bénéficiaient pour la plupart d’emplois sûrs et d’avantages sociaux qui se renforçaient sans menacer les finances publiques ; les grands services assurés par l’Etat n’étaient pas soumis à la pression du marché ; la règle était l’équilibre entre le plus rentable et le moins rentable, et cela semblait promis à durer toujours. On nous assurait même que la croissance, l’innovation technique permettraient à chacun de mieux vivre en travaillant moins.
Le rêve est passé. Tout ce qui n’est pas immédiatement rentable doit disparaître. Depuis trente ans, de mauvais choix en mauvaise solution, l’attention s’est polarisée sur un but unique : augmenter les marges et les profits, selon des normes comptables toujours plus exigeantes. Certains concepts sont devenus obsédants : concurrence, actionnaires, ouverture des frontières, et tout à commencé à se déliter. Depuis trente ans, des spécialistes annoncent que l’effort débouchera sur la « sortie du tunnel », mais le tunnel se prolonge et chacun doit consentir de nouveaux sacrifices, qui renforcent la précarité ; je me demande : pourquoi une société si stable devait-elle se décomposer ? Est-ce un choix que nous avons accompli ou que d’autres ont fait pour nous ? Les responsables ont-ils menti ? Se sont-ils continuellement trompés ? Ont-ils changé de cap sans en informer quiconque ?
Ce n'est, certes, qu'un roman. Je ne l'ai pas lu, c'est quelqu'un de bien intentionné qui m'a cafté le passage. C'est un petit roman, mais là, ça dit très simplement des choses très simples. Et bien vraies. Le propos n'est pas d'une portée vertigineuse, mais c'est toujours ça de pris.
Ce n'est pas être perclus de nostalgie que de n'avoir aucun mot à retrancher.
Voilà ce que je dis, moi.
Note : Ah, les paroles écrites par Modiano pour Françoise Hardy : « Marchez sur les mains, avalez des pommes de pin, mangez des abeilles, etc. », tout ça parce qu'une pauvre fille s'ennuie ...
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jeudi, 31 décembre 2015
LE REGARD DE PHILIPPE MURAY
Je tombe, dans la lecture de Ultima necat II (1986-1988), le Journal de Philippe Muray, sur un passage hautement délectable où l’auteur manifeste tout l’acéré du regard qu’il convient de jeter sur la comédie médiatique qui se joue inlassablement depuis la prise de pouvoir de la télévision (et des écrans en général) sur les populations. Muray, c’est le moins qu’on puisse dire, garde ses distances avec le siècle. Le passage en question nous fait remonter au 26 avril 1987, à l’époque de la gloire de Bernard Pivot et d’ « Apostrophes ». BHL est déjà ce qu’il est resté : une baudruche.
« La petite séquence de cet « Apostrophes » d’il y a quinze jours était parfaite comme apologue. Pivot invite Bardèche et Lévy qu’il met côte à côte (le bourreau d’il y a quarante ans et sa victime – mais le bourreau est devenu un vieillard gâteux rabougri que la victime, fringante, va se payer). Règle : Pivot n’invite un « célinien » que s’il est vraiment vieux, débile, collabo, etc. (ou alors universitaire aseptisé : Godard ; ou bon gros goy con : Vitoux). A côté de Bardèche, donc, l’homme « moral » (Lévy : l’imposture incarnée, l’ignoblerie image d’Epinal, Mafia sous discours de Vertu surgelée ; Lévy c’est le Parrain pieux brûlant un cierge à la Madone pour le repos de l’âme de celui qu’il vient de refroidir), l’homme des médias, c’est-à-dire le héros du kitsch sans réplique et des bonnes intentions perpétuelles (en privé, bien sûr, totalement escroc, langage de gang, etc.). Bardèche débite ses énormités d’un autre âge, ses conneries cuites et recuites ; l’homme moral fait semblant de monter sur ses grands chevaux ; et finalement, parce que l’homme moral n’a pas (ne peut pas avoir) de pensée, il est obligé de m’utiliser, de me citer, de se servir de mon Céline contre Bardèche. On se demande alors pourquoi, à la place du collabo salaud répugnant et de l’homme moral creux et faux, on ne m’a pas invité, moi, qui sers d’argument, donc qui suis quelque chose (mais à condition de rester absent, hors écran, sans image), alors que Bardèche n’est que le souvenir d’un vieux crime et Lévy la trace sale de l’imposture actuelle. »
Tout cela est on ne peut plus juste, et au surplus, bien envoyé. On savait déjà que Pivot aurait pu chausser son nez d’un accessoire rouge, tant il a joué les clowns télévisuels. Quant à BHL, je ne m’abaisserai pas à essuyer les semelles de ma prose sur ce paillasson.
D’autant qu’une note ajoutée par l’auteur le 16 octobre 1988 précise : « Sachant tout cela, je suis quand même tombé dans le piège quelques mois plus tard ! Ne pas oublier que Lévy, à l’époque de cette émission, est en train de piller (mais je ne l’ai su qu’en mai 88) un autre de mes livres pour écrire son roman sur Baudelaire, et s’apprête à publier, pour l’étouffer, mon propre roman ». Bernard-Henri Lévy est décidément un petit monsieur détestable.
J’en voudrais presque à Michel Houellebecq de s’être prêté à la pauvre comédie exhibitionniste de la fabrication d’Ennemis publics, ce livre dont il sort de façon à peu près honorable, pendant que le pseudo-philosophe étale, étale, étale, étale, …
Voilà ce que je dis, moi.
Note : je trouve tout à fait honnête, voire estimable, la biographie de Céline par Henri Godard (Gallimard). Pour le reste, si l'universitaire est "aseptisé", c'est par fonction. Pour savoir si la personne l'est aussi, il faudrait la connaître.
09:05 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, littérature française, philippe muray, bhl, bernard-henri lévy, bernard pivot, maurice bardèche, louis-ferdinand céline, émission apostrophes, michel houellebecq, bhl houellebecq ennemis publics, les deniers jours de charles baudelaire
jeudi, 26 novembre 2015
ÉCRIRE SANS TREMBLER
Une semaine après les attentats de Paris, Le Monde a eu une très bonne idée, pour son supplément littéraire du vendredi. Il a adressé à des écrivains une demande, joliment formulée : « … vous dont la langue est le métier, prenez la plume, aidez-nous à nommer l’innommable ». Vingt-huit ont répondu à l’appel. Cela donne ce "numéro spécial", sobrement intitulé « Ecrire sans trembler ». Bien entendu, une telle anthologie, faite de pièces et de morceaux hétérogènes, est incapable de produire une impression générale homogène.
Il est évident que les lecteurs marqueront des préférences, et que les textes entreront en plus ou moins vive résonance avec la perception subjective de la réalité qu’ils ont développée, mais aussi avec leurs goûts littéraires : le style de chaque auteur, la sensibilité avec laquelle chacun a vécu les événements, l’angle sous lequel il envisage de répondre à la demande du journal, tout cela est forcément déterminant.
Je n’échappe pas à la règle. Ainsi, si on me demande quel est l’intrus qui se cache parmi les invités, je répondrai du tac au tac : c’est une intruse. Mais pourquoi Jean Birnbaum a-t-il prié Christine Angot de se joindre à ce numéro spécial du « Monde des livres » ? Sa présence défigure à elle seule la manifestation, comme une verrue sur la perfection d’un nez grec.
Je ne vais pas énumérer les interventions, encore moins dresser en deux colonnes tableau d’honneur contre tableau de déshonneur. Tout juste puis-je dire que j’apprécie particulièrement les textes de Jean-Claude Milner (« Le Califat a des lettres »), qui explique pourquoi le choix de Daech s’est porté sur Paris, symbole de civilisation et d'histoire ; d’Olivier Rolin (« Bref dictionnaire des idées reçues »), qui reprend une à une, pour les contester, certaines idées générales complaisamment colportées par des journalistes, des associations, des hommes politiques ; de Laurent Mauvignier (« Regarder la mort en face »), qui explique que continuer à écrire des livres est nécessaire, pour faire vivre l’idée de complexité du monde, contre les simplificateurs mortifères ; de Zurya Shalev, l’Israélienne qui a failli laisser la vie dans un attentat suicide et qui donne un texte d’une grande dignité (« La lamentation de la beauté enterrée sous les cendres »). J’arrête là : il y a quelque chose de beau dans toutes les contributions. A des degrés divers.
Alors, la grosse verrue sur le nez grec ? J'ai vraiment cru à une hallucination en lisant ça. Angot commence par raconter un fait divers de 1822, qui n’a rien à voir, et que raconte Stendhal en 1823 (il écrit : « L’année dernière … ») dans Racine et Shakespeare : le soldat en faction dans la salle d'un théâtre de Baltimore où l’on donne Othello tire sur l’acteur à la fin et lui casse le bras, tout ça parce qu’il n’allait pas laisser un nègre étrangler une blanche !
Tout faux, madame Angot. Le soldat a simplement confondu la réalité et la fiction. Il ignorait sans doute en quoi consiste une scène de théâtre, un pièce de théâtre, des acteurs de théâtre. Cela n'empêche pas la dame d'affirmer : « La même chose a eu lieu chez nous, amplifiée, et préméditée ». Quelle niaiserie, madame Angot. Dans quelle réalité mirobolante êtes-vous allée pêcher ce délire ? Alors les tueurs de Daech, selon vous, confondent la réalité et la fiction ? Mais enfin descendez de ce nuage d’autofiction sur le terreau duquel votre prose prospère depuis trop longtemps et sortez de votre bulle narcissique : la réalité est là, atroce, madame. Daech, c’est de la mort bien compacte et bien concrète.
Je passe sur l’étrangeté de beaucoup d’assertions fumeuses en rapport avec la «civilisation», qui découlent sans doute de la bizarrerie des incroyables lunettes mentales que la dame a adoptées. Pour finir, je citerai le dialogue (intégralement cité par l'auteur, sans doute par souci d'authenticité) par textos dans lequel elle échange avec sa cousine Valérie, « qui habite Châteauroux » : « "Après ce qui s’est passé à Paris, dis-moi simplement si vous allez bien." J’ai répondu : "Oui, Charly et moi étions à la maison, Léonore chez un ami dans le 10°, on lui a dit de ne pas bouger. Aujourd’hui, je devais faire une lecture à la Maison de la poésie, mais tous les établissements de la ville de Paris vont rester fermés. C’est horrible." Elle : "Comme tu dis, c’est horrible. Je ne comprends plus ce monde de fous. C’est lamentable." Moi : "C’est une guerre, Valérie. Daech est en guerre contre nous." Elle : "Oui, je sais, et ça fait peur." Moi : "Il ne faut pas avoir peur, ils vont perdre, faire beaucoup de dégâts mais perdre." Et elle, à ce moment-là : "C’est ce que je me dis aussi. Ils ne peuvent pas dominer le monde et enlever ce que les gens ont dans leur cœur." Moi : "Exactement." ». Alors là, bravo pour la hauteur de l'échange ! A noter que l'utilisation du mot "horrible" par madame Angot vient juste après la fermeture de la Maison de la poésie. Juste après, elle signale « le mail d'une amie » qui regrette de ne pouvoir venir l'entendre faire sa lecture. Juste après, elle parle d'un documentariste : « David Teboul m'a filmée dans le centre-ville de Châteauroux ». N'en jetez plus : on est content pour elle. Je lui ferai simplement remarquer qu'un monde existe autour d'elle, en dehors d'elle.
A noter plus généralement que la dame a tenu à faire figurer dans son intervention la totalité de ce dialogue riche et percutant, cette éclairante et profonde analyse de la situation. Au scalpel. Elle tente de se rattraper dans son dernier paragraphe, en déclarant inaudible l’appel général des politiques à ne pas faire d’amalgame. Mais ça ne sauve pas un texte qui sonne si creux, qui sonne si replié sur soi, qui sonne si niais.
Quelqu’un qui ressent les attentats de Paris comme un deuil personnel en même temps que national peut-il ne pas sortir de là complètement écœuré ? Monsieur Birnbaum, Le Monde est un journal réputé sérieux. Mais inviter madame Angot après le 13 novembre, alors là non, ce n’est vraiment pas sérieux.
Si j'avais voulu être méchant, j'aurais regretté que madame Angot ne soit pas assez amatrice de hard rock.
Madame Angot écrit comme on fait pipi.
Voilà ce que je dis, moi.
NB : Il paraît que Un Amour impossible, le dernier livre de Christine Angot, s'est déjà vendu à 100.000 exemplaires. Ma parole, dans quel état moral et intellectuel se trouve une population qui fait ainsi fête à un auteur de cet acabit ? Pauvre littérature française, jusqu'où tomberas-tu ?
09:00 Publié dans DANS LES JOURNAUX | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : journal le monde, le monde des livres, jean birnbaum, christine angot, littérature, littérature française, jean-claude milner, daech, olivier rolin, laurent mauvignier, zurya shalev, stendhal racine et shakespeare, angot un amour impossible, paris 13 novembre, bataclan, eagles of death metal
jeudi, 08 octobre 2015
ACTUALITÉ D’ERNEST RENAN
Ernest Renan (1823-1892) a fait précéder ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse (1883) d’une préface intéressante. Il y déclare par exemple :
« Le monde marche vers une sorte d’américanisme, qui blesse nos idées raffinées, mais qui, une fois les crises de l’heure actuelle passées, pourra n’être pas plus mauvais que l’ancien régime pour la seule chose qui importe, c’est-à-dire l’affranchissement et le progrès de l’esprit humain. Une société où la distinction personnelle a peu de prix, où le talent et l’esprit n’ont aucune cote officielle, où la haute fonction n’ennoblit pas, où la politique devient l’emploi des déclassés et des gens de troisième ordre, où les récompenses de la vie vont de préférence à l’intrigue, à la vulgarité, au charlatanisme qui cultive l’art de la réclame, à la rouerie qui serre habilement les contours du Code pénal, une telle société, dis-je, ne saurait nous plaire ».
Je ne cache pas que je trouve particulièrement jubilatoire et bien trouvée la formule « où la politique devient l’emploi des déclassés et des gens de troisième ordre ».
Un peu plus loin, on trouve encore ceci : « Le but du monde est le développement de l’esprit, et la première condition du développement de l’esprit, c’est sa liberté. Le plus mauvais état social, à ce point de vue, c’est l’état théocratique, comme l’islamisme et l’ancien Etat Pontifical, où le dogme règne directement d’une manière absolue. Les pays à religion d’Etat exclusive comme l’Espagne ne valent pas beaucoup mieux. Les pays reconnaissant une religion de la majorité ont aussi de graves inconvénients. Au nom des croyances réelles ou prétendues du grand nombre, l’Etat se croit obligé d’imposer à la pensée des exigences qu’elle ne peut accepter ».
Sur le rapport le plus souhaitable entre la société et les croyances religieuses, on n’est pas plus clair. Renan met ici islam et chrétienté dans le même sac. Pourtant, dès le début des souvenirs proprement dit, il fait un aveu qui devrait nous parler spécialement, vu les circonstances présentes.
Evoquant le temps de ses premiers maîtres ecclésiastiques, voici ce qu’il en dit : « Ces dignes prêtres ont été mes premiers précepteurs spirituels, et je leur dois ce qu’il peut y avoir de bon en moi. Toutes leurs paroles me semblaient des oracles ; j’avais un tel respect pour eux, que je n’eus jamais un doute sur ce qu’ils me dirent avant l’âge de seize ans, quand je vins à Paris. J’ai eu depuis des maîtres autrement brillants et sagaces ; je n’en ai pas eu de plus vénérables, et voilà ce qui cause souvent des dissidences entre moi et quelques-uns de mes amis. J’ai eu le bonheur de connaître la vertu absolue ; je sais ce que c’est que la foi, et, bien que plus tard j’aie reconnu qu’une grande part d’ironie a été cachée par le séducteur suprême dans nos plus saintes illusions, j’ai gardé de ce vieux temps de précieuses expériences. Au fond, je sens que ma vie est toujours gouvernée par une foi que je n’ai plus. La foi a cela de particulier que, disparue, elle agit encore. La grâce survit au sentiment vivant qu’on en a eu ». Il ajoute, un peu plus loin : « ... on ne verra pas le peuple retourner à l'église ... ». Bien vu.
Donc, que ce soit au sujet des politiciens (des « déclassés »), des dogmes en général et de l’islam en particulier, de la vulgarité de l'américanisme montant dès cette époque (il cite Amiel : « L'ère de la médiocrité en toute chose commence. [...] L'égalité engendre l'uniformité, et c'est en sacrifiant l'excellent, le remarquable, l'extraordinaire, que l'on se débarrasse du mauvais. Tout devient moins grossier, mais tout est plus vulgaire »), mais aussi de la foi catholique (« une foi que je n’ai plus »), je ne peux qu'approuver.
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature, littérature française, ernest renan, souvenirs d'enfance et de jeunesse
vendredi, 02 octobre 2015
SIMENON : QUELQUES MAIGRET
J’ai dit du mal de Maigret et de son inventeur, le docteur (ou commissaire, je ne sais plus) Georges Simenon. Et pourtant, paradoxe apparent, je les ai bien lus, ces dix-huit ou dix-neuf épisodes. Ça veut bien dire que je ne déteste pas tant que ça. Et c’est vrai. Je n’aurais pas dû en lire autant à la file, sans doute.
* La Patience de Maigret (Epalinges (Vaud), mars 1965)
Je me souviens d’avoir fait le pari, il fut un temps, d’avaler en file indienne les vingt épisodes de la série des Rougon-Macquart : ça m’a radicalement vacciné et définitivement guéri de l’ « émilezolite ». A force de lecture, le fil blanc des trucs, procédés, manies devient une véritable corde : j’avais l’impression de la sentir se resserrer sur mon cou.
* Maigret et le voleur paresseux (Noland (Vaud), janvier 1961)
L’esprit de système qui guidait l’auteur, l’aspect théorique et doctrinal de sa démarche me sont apparus en pleine lumière. L’avantage de la chose, c’est que j’ai décidé dès ce moment de fuir Emile Zola, et du même mouvement, tout ce qui pouvait ressembler à un roman à thèse. La littérature « à message », disons-le, est mauvaise, la plupart du temps.
* Maigret et les braves gens (Noland (Vaud), septembre 1961)
Je m'étais livré au même gavage avec les œuvres de Henri Bosco, mais là, rien à voir : si l’on repère quelques thèmes obsessionnels (l'ombre, le mystère pressenti, une obscure menace, ...), l’ensemble est somme toute bigarré, mais aussi et surtout, authentique, sincère, dépourvu de toute idée préconçue, de toute doctrine préalable. Chaque ouvrage était en quelque sorte le compte rendu d’une vraie recherche personnelle (Un Rameau de la nuit, Le Sanglier, ...), malgré ce que l’arrière-fond cosmique, païen, mystique, parfois illuminé pouvait parfois avoir d’horripilant (L'Antiquaire, Le Récif, ...).
* Maigret et le client du samedi (Noland (Vaud), février 1962)
Revenons à Simenon et, en particulier à Maigret. Je disais donc que l’auteur est un paresseux, qui s’épargne l’effort de creuser une idée quand elle est bonne. J’ai comparé avec ce qu’est Serge Gainsbourg dans le domaine de la chanson et de la variété, et je persiste : l’ensemble de ses chansons regorge d’idées formidables par leur originalité et leur diversité, mais il n’a jamais cherché à leur donner de l’ampleur en creusant ou développant la forme. Conforté par le succès, il s’est contenté d’aller à la facilité offerte par le contexte marchand et médiatique dans lequel il évoluait. Je me refuse à entrer dans la mythologie dont d’autres se sont complus à entourer, j’allais dire à nimber le personnage.
* Maigret et les témoins récalcitrants (Noland, Vaud, octobre 1958)
Simenon, c’est un peu la même chose : le succès, la facilité. Chaque aventure de son commissaire divisionnaire dépasse rarement les cent cinquante pages. Et de même que les chansons de Gainsbourg, Maigret n’est rien d’autre qu’un produit à consommer, à écouler sur un marché qui, à force de succès, s’est créé pour le voir s’écouler. On me dira ce qu’on voudra, sept jours pour écrire et quatre jours (voir illustration hier) pour réviser un chef d’œuvre, ça fait un tout petit peu léger. Les Maigret ne sont pas des chefs d'œuvre. On a la littérature qu'on mérite.
* Une Confidence de Maigret (Noland, Vaud, mai 1959)
On me dira que Le Père Goriot fut écrit en trois jours au château de Saché (dans la petite chambre, tout en haut), mais je rétorque que, et d’une, pour les trois jours, je demande à voir, et de deux, le bouquin de Balzac est d’une tout autre dimension romanesque et humaine : Rastignac, Vauquer, Vautrin, Goriot existent pleinement, alors que Maigret est un personnage « en creux », un personnage « en négatif ».
* Maigret aux Assises (Noland, Vaud, novembre 1959)
Il est vide. Il n’existe que comme une fonction. Une somme d'habitudes, si l'on veut. Le lecteur n’en a rien à faire de sa psychologie, de son histoire personnelle, de la façon dont son existence s’est construite. Comme Tintin, Maigret est un personnage « une fois pour toutes », monolithique, disons-le : un stéréotype. Dès son apparition, Maigret est un gros flic spongieux de toute éternité.
* Maigret et les vieillards (Noland, Vaud, juin 1960)
On me dira : mais pourquoi le lire, s’il en est ainsi ? Eh bien c’est très simple : il m’a été donné d’hériter la collection complète publiée autrefois par les éditions Rencontre, et je n’ai qu’à donner un coup de pioche dans le gisement pour en voir surgir un, prêt à l’emploi. Vingt-huit tomes de Maigret, soit quatre-vingt-trois romans (j’ai à ce jour parcouru la petite moitié du trajet, quant à la seconde, on verra à la prochaine crise de flemme) auxquels s’ajoutent trois volumes de nouvelles. Je n’ai encore ouvert aucun des quarante-quatre volumes d’ « autres » romans.
* Maigret s’amuse (Golden Gate, Cannes (Alpes-Maritimes, septembre 1956)
Et puis, il y a une autre raison : j’ai fait dans les temps récents quelques lectures que je qualifierai volontiers d’exigeantes, voire austères (Piketty, Jorion, Günther Anders,...), et que la contention, fût-elle intellectuelle, est possible, à condition que l’esprit sorte de temps à autre en récréation, comme on descend taper dans un ballon dans la cour de l’école après la classe.
* Maigret voyage (Noland Vaud, août 1957)
Alors oui, un Simenon fait figure de passe-temps, comme une tranche de détente entre deux tranches de stress. Une récréation.
* Les Scrupules de Maigret (Noland, Vaud, décembre 1957)
Un pis-aller. Un "faute-de-mieux". Et pourquoi pas, une solution de facilité.
Voilà ce que je dis, moi.
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jeudi, 01 octobre 2015
SIMENON : QUELQUES MAIGRET
Je viens de me taper une série de Maigret et, pour parler franchement, je fatigue. Je finis par trouver que les décors, les personnages, l’atmosphère, les histoires elles-mêmes sont recouverts d’une couche de poussière (« L’homme n’est que poussière, d’où l’importance du plumeau », disait Alexandre Vialatte). Somme toute, une littérature vieillotte, des romans en pantoufle. Quand je dis « une série », ça veut dire une petite vingtaine.
Eh bien tout compte fait, je me dis que ce commissaire, je l’ai assez vu, et qu’il commence à m’ennuyer. C’est sûr, c’est bien huilé, tout est rangé au cordeau, les pipes sur le bureau, le haricot de mouton de Mme Maigret pour midi, les repas réguliers et alternés du couple chez les Pardon, le juge Coméliau, le jeune Lapointe, le solide Janvier, la brasserie Dauphine, les petites voitures noires de la PJ dans la cour, etc...
Je vais vous dire, si les romans estampillés « Maigret » étaient un bistrot, c’en serait un réservé aux seuls habitués, éclairé par une lumière blafarde : au bar, les accoudés marchent au p'tit blanc en échangeant leurs banalités quotidiennes ; au fond à droite, les retraités assis à leur table attitrée, jouent sans joie à la belote avec des cartes trop fatiguées. Les Maigret sont les romans de la routine. Seul change, d’un livre à l’autre, la classe sociale, le milieu professionnel, éventuellement le dispositif narratif (Une Confidence de Maigret, où le commissaire raconte au docteur Pardon la façon dont il avait abordé une certaine affaire, mais tout ça est laborieux).
* Maigret et le clochard (Noland (Vaud), mai 1962)
Les deux bonnes idées de cet épisode, c’est de faire un clochard d’un ancien médecin doué, mais trop altruiste et, qui plus est, mal marié (son épouse a fait un héritage fabuleux, qui lui permet de se propulser dans les plus hautes sphères de la société), et de laisser sciemment (pour un motif mal explicité : de vagues considérations sur le partage de la culpabilité par la victime et son bourreau) échapper le coupable de l’agression. Cela se passe dans le milieu des mariniers, que Simenon affectionne.
* Maigret et le Fantôme (Noland (Vaud), juin 1963)
C’est une histoire de grand banditisme et de trafic de fausses œuvres d’art, soigneusement camouflée sous la banalité des aventures de l’inspecteur Lognon, plus connu sous le sobriquet d’ « Inspecteur Malgracieux », qui s’est malheureusement trouvé sur la trajectoire d’une balle de gros calibre. Rassurons-nous, Lognon survit. Il aura même (enfin !) son nom dans le journal et tout le mérite d’avoir déniché l’affaire. Mais aussi qu’est-ce qui lui a pris, de mener tout seul une telle enquête ? Qu’est-ce qui lui a pris de squatter le logement d’une jeune femme pour surveiller la maison d’en face ? Qu’est-ce que ça donne du boulot à Maigret. Mais celui-ci ne lui en veut pas. Après lecture, le titre devient capillotracté.
* Maigret se défend (Epalinges (Vaud), juillet 1964)
Ah voilà un Maigret qui nous sort de la routine. Convoqué chez le préfet, Jules Maigret se voit signifier qu’il est soupçonné d’avoir attenté à la pudeur d’une jeune fille. Pas n’importe quelle jeune fille : la propre fille d’un député connu, et le préfet est dans ses petits souliers. Appelé par elle en urgence chez lui, au milieu de la nuit, le commissaire s’est efforcé de lui venir en aide au mieux, et voilà que la donzelle le dénonce par écrit, dans une déposition en bonne et due forme : au cours de la nuit, il aurait eu à son égard des gestes odieux, sans toutefois aller jusqu’à abuser d’elle.
Le lecteur se dit évidemment que c’est tout sauf plausible. On voit mal le bonhomme se lancer dans le détournement de mineure. Maigret, lui, y voit une machination montée par quelqu’un qui a intérêt à le voir sorti du circuit, sans doute à cause de son flair et de son obstination. Il trouvera la personne en question, qui avait réussi à circonvenir la demoiselle, voire à la suborner.
Ce qui est curieux, c’est que le récit se poursuivra et s’achèvera sans donner aucune nouvelle de la fille, dont il se désintéresse totalement. Une bonne idée, donc, mais inaboutie, voire sabotée, faute d’approfondissement technique. De même que Serge Gainsbourg est un chansonnier flemmard, qui regorge d’idées qu’il ne développe pas, Simenon est un romancier paresseux.
Agenda de Georges Simenon.
Ça n'était pas lié à une incapacité. C'était indissociable d'une méthode tout à fait concertée. Quand on se programme sciemment les sept jours d'une semaine d'octobre 1966 pour écrire Le Chat (cf. Gabin-Signoret), on sait très concrètement qu'on n'écrit pas pour l'éternité.
Voilà ce que je dis, moi.
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Petit additif qui n'a rien à voir : Mme Morano déclare : « La France est un pays de race blanche ». Aussitôt dit, « Grand branle-bas dans Landerneau » (Georges Brassens, "A l'ombre du cœur de ma mie"). Il paraît que la dame est coutumière de bourdes grossières et de provocations qui ne le sont pas moins. Mais quand même, sans abonder dans la provoc, il est clair qu'elle n'a pas complètement tort. J'en veux pour preuve le terme injurieux que j'ai entendu plusieurs fois utilisé par des jeunes à la peau plus ou moins foncée :
« Espèce de Fromage Blanc ! ».
Voir du racisme dans l'arrière-pensée de Nadine Morano n'est pas à exclure, mais ça ne doit pas aveugler sur le racisme très habituel et banalisé qu'on trouve dans des populations que les bonnes âmes appellent, la main sur le cœur, à ne pas « stigmatiser ».
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mercredi, 30 septembre 2015
PHILIPPE MURAY ET L'ISLAM
La maxime (ou sentence, ou apophtegme, ou ...), quand elle est complète, dit « Omnes vulnerant, ultima necat » (mot à mot : "toutes [les heures] blessent, la dernière tue"). On la trouvait gravée sur les cadrans solaires, à l'époque où l'on savait encore prendre la mort en considération.
Plus de 700 musulmans, à la suite d’une bousculade à La Mecque, viennent de faire le grand voyage vers le paradis promis par Allah à tous les « fidèles ». Quelle idée aussi de masser deux millions de personnes au même endroit, même si c’est pour lapider les trois stèles censées symboliser le « Sheitan » (le démon) ! La seule chose que je dirai : ils n’avaient qu’à pas.
Est-il vrai qu’un prince saoudien a « privatisé » une voie d’accès, avec pour conséquence de créer un goulot d’étranglement ? Quand on sait que le roi d’Arabie, l’été dernier, a obtenu la privatisation d’une plage du domaine public de la Côte d’azur, on se dit que c’est bien possible, que rien ne fait peur à ces gens-là et que, quand il s’agit de leurs caprices, ils peuvent s’asseoir sans scrupules sur les lois et les considérations morales. Ce serait assez dire la désinvolture et la cruauté des maîtres à l'égard de leurs sujets (un grand "allié" de la France capable de décapiter un jeune opposant, Ali Mohamed al-Nimr, nous pouvons être fiers).
Au sujet de l’islam, je n’ajouterai rien (pour l’heure) à ce que j’en ai dit à plusieurs reprises. Mais il se trouve que je viens de tomber sur un passage d’Ultima necat (Les Belles Lettres, 2015), le journal de Philippe Muray, qui tombe pile à propos. Jugez plutôt.
« "L’Inquisition musulmane". On parle toujours avec des roulements d’yeux de l’Inquisition catholique. Le livre de Péroncel-Hugoz fait magistralement le tour de la question sur l’Islam (p.44 et sq.).
Succès de l’Islam : religion de masse. Donc promise à un grand avenir. Refus de la divinité de Jésus. Refus du péché originel. Donc aucun danger, après le plaisir et la jouissance, d’être visité par un soupçon de connaissance – celle-ci ne pouvant être assurée que s’il y a culpabilité. Cette culpabilité est la condition de possibilité de la pensée. Les pays d’Islam, depuis des siècles, sont des pays de non-pensée absolue.
Je me souviens des amis arabes de Nanouk qui me regardaient d’un drôle d’air et affectaient de ne pas m’adresser la parole. La considérant elle-même comme arabe, ils lui reprochaient de cette façon de les avoir trahis en vivant avec un chrétien et en se faisant baiser par lui. Les sourates du Coran à ce sujet, gratinées. »
On trouve ça p.377 du volume. Je n’ai pas trouvé trace de l’ouvrage de Péroncel-Hugoz cité par Philippe Muray.
Je retiens en priorité ce que Muray dit de la « non-pensée » musulmane, mais aussi le lien de causalité qu’il établit entre jouissance, faute, culpabilité et connaissance. L’islam (je me demande pourquoi Muray met la majuscule à ce qui reste un nom commun, tout comme on dit « la chrétienté » ou « le judaïsme ») exige de ses fidèles, en tout et pour tout, la soumission (ce que signifie d’ailleurs le mot).
Il est crucial que le chrétien (et le juif) est celui qui a été chassé du jardin d’Eden, celui qui s’est insoumis à Dieu en allant croquer précisément à l’ « arbre de la connaissance ». Ce qui sépare la chrétienté de l’islam est bien l’attitude face à la connaissance. Il y a de l'insoumission dans l'action de penser par soi-même.
Pendant que le moyen âge européen inventait la civilisation qui s’est imposée partout, l’islam a interdit aux musulmans, autour du 10ème-11ème siècle, de continuer à interpréter le Coran, c’est-à-dire de penser par eux-mêmes, imposant la toute-puissance du dogme et de tout un tas d’interdits. Le christianisme, de son côté, s’il énonce aussi des interdits, a offert un tout autre programme de vie, ô combien plus attrayant, équilibrant la soumission à Dieu au moyen de la liberté individuelle, donc de la responsabilité, notion que, sauf erreur de ma part, le musulman ignore.
Moralité : nous autres, Européens imprégnés de culture gréco-latine et judéo-chrétienne, sachons que tout nous sépare de la culture musulmane, et que nous n'avons rien à faire avec des gens qui mettent au premier plan leur religion. Surtout cette religion-là.
Et à ceux qui nous serinent le refrain sur le « dialogue des cultures », je réponds qu'un musulman ne dialogue pas : il plaide. Il instrumentalise l'appel à la tolérance pour imposer la présence de sa religion au premier plan de notre paysage.
Je ne me laisse pas convaincre par tous les prêcheurs "laïcs" tellement empressés à se soumettre.
Voilà ce que je dis, moi.
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vendredi, 18 septembre 2015
L'AMI D'ENFANCE DE MAIGRET
Georges Simenon : L’Ami d’Enfance de Maigret (tome XXVI, éditions Rencontre, 1973).
Léon Florentin, quand il était au lycée Banville de Moulins, était celui qui, dans la classe de Maigret, passait son temps à faire rire ses camarades. En d’autres occasions, il ne pouvait pas ouvrir la bouche sans qu’un mensonge en sorte. Ils se sont perdus de vue, rencontrés par hasard des années après : tout avait l’air d’aller bien pour Florentin, le copain de classe de Maigret. Il revenait juste d’Istanbul.
Mais le Florentin qui se présente au bureau de Maigret ce jour-là a tout du décavé : il « était moins fringant que celui de la place de la Madeleine ». Son costume gris est du genre fatigué. Il vit bizarrement. Habitant avec Josée, il s’absente lorsque celle-ci reçoit des messieurs contre rémunération. On peut dire, sans trop exagérer, qu’il est le maquereau de la dame. Au petit pied, c’est entendu.
La dame en question reçoit au total quatre messieurs dans la semaine. Chacun a son jour. Et puis un jour, surprise, l’un des clients s’annonce hors du créneau prévu. Florentin se cache dans la penderie. Un quart d’heure après, il entend un coup de feu : Josée est morte, atteinte à la gorge. Premier suspect, évidemment : Florentin. Pourtant c’est lui qui vient raconter cette histoire à Maigret, qui n’a pas oublié la tendance de son ancien camarade de classe à arranger les faits à sa sauce.
Bref : Maigret mettra la main sur le coupable. Mais il n’innocentera pas Florentin de sa lâcheté et de sa veulerie. C’est vrai que le bonhomme est loin d’être reluisant. Un minable, finalement.
On a aussi le portrait croustillant d’une concierge magnifiquement laide, et le défilé habituel de quelques types humains plus ou moins esquissés ou dessinés.
Un Maigret tout en grisaille un peu gluante.
Voilà ce que je dis, moi.
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jeudi, 17 septembre 2015
LA COLÈRE DE MAIGRET
Georges Simenon : La Colère de Maigret (tome XXIII, Editions Rencontre, 1969)
Emile Boulay a disparu mystérieusement, au cours d’une nuit. Il possède plusieurs boîtes et cabarets, à peu près tous regroupés dans le même quartier (Montmartre). Les proches s’inquiètent. On retrouve son cadavre deux jours plus tard, rue des Rondeaux dans le vingtième arrondissement, une rue en cul-de-sac sur le flanc nord-est du Père-Lachaise. Il est en état de décomposition avancée, ce qui laisse supposer ...
C’est l’occasion d’une plongée dans le milieu tant soit peu interlope et nocturne de la « vie parisienne ». Un « caïd » du « milieu », Mazotti, s’est fait descendre au cours d’une fusillade quelque temps auparavant. Mais Antonio Farano affirme catégoriquement que ce n’est pas Boulay qui a fait le coup, bien qu’il possède un automatique et l’autorisation de détention et de port d’arme qui va avec.
Antonio était le beau-frère de Boulay et gérait l’une de ses boîtes. Il soutient que son beau-frère était très « famille-famille », comme on peut l’être en Italie. D’autres personnages gravitent autour du mort : un portier, Mickey, un ancien de la Légion, un avocat, ancien héros qui la joue modeste, baroudeur pendant la guerre, qui y a laissé quatre doigts parce qu’il ne voulait pas que le type en face lui plante son poignard. Il s’est spécialisé dans l’établissement et la vérification des comptes des sociétés, et gagne apparemment beaucoup d’argent, parce que le travail qu’il rend est absolument impeccable, au point que l’inspecteur des impôts Jubelin en est estomaqué.
Le titre est motivé par le poing que Maigret abat avec force sur son bureau : « Alors Maigret frappa la table d’un coup de poing qui fit sursauter tous les objets. – Taisez-vous ! hurla-t-il. Je vous interdis, jusqu’à ce que je vous y invite, d’ouvrir la bouche … ». Les inspecteurs, dans le bureau à côté, se regardent, interloqués. Je ne sais pas vous, mais j’ai du mal à me représenter un objet en train de « sursauter » (synonyme de "tressaillir").
Bon, je ne dirai pas qui est le coupable, mais le mobile n’est quand même pas glorieux pour deux sous.
Voilà ce que je dis, moi.
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mardi, 08 septembre 2015
MAIGRET HESITE
A l'occasion du nouvel an pataphysique (nous sommes présentement le 1 absolu de l'an 143 E.P., où le pataphysicien célèbre précisément la "Nativité d'Alfred Jarry"), qu'il me soit permis d'adresser au lecteur et à tous les Palotins tous mes vœux de prospérité morale et de santé mentale.
Autour de l' "herbe sainte", Alfred Jarry et le peintre Pierre Bonnard (mur peint au Grand-Lemps, 38690).
Sans entrer dans des considérations trop techniques, précisons que le calendrier pataphysique prend pour premier jour de l'année le premier (8 septembre 1873) jour d'existence d'Alfred Jarry. Il est réputé avoir formulé, juste avant de s'éclipser (un 2 novembre 1907 vulg., autrement dit "28 Haha E.P.", jour commémorant la "Fuite d'Ablou"), en guise de "dernière parole", cette immortelle demande : « Un cure-dents ».
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Georges Simenon : Maigret hésite (tome XXVI, éditions Rencontre, 1973).
Cette fois, il s’agit d’un meurtre annoncé. Et ça interloque Maigret. Une lettre d’une grande courtoisie, presque neutre. Mais une lettre anonyme quand même, dans laquelle on lit : « Un meurtre sera commis prochainement ». Sa particularité est d’être écrite sur un papier très spécial, appelé « Vélin du Morvan » : « … un vélin épais et craquant … », dont l’en-tête a été soigneusement découpé. C’est précisément ce papier, qui n’est plus fabriqué que par un papetier, et acheté que par de rarissimes clients.
Maigret déboule donc chez Parendon comme un ours dans un jeu de quille, ce qui motive l’envoi de la deuxième lettre anonyme : il aurait dû respecter la marche à suivre indiquée et attendre d’être recontacté. Parendon est un juriste renommé, spécialisé dans le droit maritime, et qui s’occupe de grosses affaires. Des hommes importants viennent souvent le voir pour cela.
Pourtant l’homme ne paie pas de mine : il porte des lunettes « à verres très épais », Maigret serre « une petite main blanche qui semblait sans ossature », l’homme semble « petit et frêle, d’une curieuse légèreté ». Son épouse, qui s’est invitée sans prévenir au cours de l’entretien, déclare tout de go : « J’espère que vous n’êtes pas venu arrêter mon mari ?... Avec sa pauvre santé, vous seriez obligé de le mettre à l’infirmerie de la prison … ». Elle le considère comme une demi-portion, comme un gnome, comme une quantité négligeable. La charmante femme !
La secrétaire du monsieur est amoureuse de lui. Elle se nomme Mlle Vague. Elle ne lui refuse rien quand il a envie d’elle, au risque que Mme Parendon les surprenne en pleine action : la maison entière est garnie de tapis et moquettes à suffisance pour qu’elle puisse se déplacer sans être remarquée, et être ainsi au courant de tout ce qui s’y passe, à l’insu même des occupants. Le luxueux appartement de l’avenue de Marigny lui appartient, hérité de son père, M. Gassin de Beaulieu, lorsque celui-ci a pris sa retraite, se retirant dans son château de Vendée. L’époux n’a strictement rien changé aux meubles, aux objets, à la décoration. On dirait qu’il n’est pas chez lui.
M. Parendon a une manie, pardon : un « hobby ». Il est obsédé par l’article 64 du Code Pénal. Il s’est mis en tête de faire tout ce qui était en son pouvoir pour le faire abroger. C’est l’article qui dit : « Il n’y a ni crime ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pas pu résister ». Cela sous-entend peut-être dans son esprit que tout crime mérite châtiment, quel que soit l’état mental du criminel au moment des faits. Une sorte d’éthique fanatique de la responsabilité morale de l’homme dans tout ce qu’il fait. Pourquoi pas ?
En tout cas, Parendon n’a semble-t-il rien à cacher, puisqu’il fait savoir à tout le personnel que le commissaire pourra circuler à sa guise dans l’appartement et interroger chacun autant qu’il le jugera nécessaire. C’est ainsi qu’il s’entretient fort longuement avec la charmante Mlle Vague, qui répond sans fard à toutes ses questions, même les plus indiscrète. C’est évidemment cette femme qu’on retrouve égorgée.
Après lecture, les péripéties de l’enquête s’effacent assez vite. Simenon introduit dans son tube à essais un certain nombre de composés chimiques qui sont les personnages, pour observer comment tout ça réagit. Ici, la réaction est, selon moi, de basse intensité.
Une histoire somme toute anodine, peut-être à cause du choix des ingrédients : rien d’explosif.
Voilà ce que je dis, moi.
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dimanche, 06 septembre 2015
MAIGRET A VICHY
MES LECTURES DE PLAGE 6
GEORGES SIMENON : MAIGRET A VICHY (vol. XXIV, Editions Rencontre, 1969)
Le commissaire, pour une fois, a quitté Paris. Le bon docteur Pardon, après lui avoir dit : « Je crois qu’une cure à Vichy vous ferait le plus grand bien … Un bon nettoyage de l’organisme … », lui a conseillé de prendre ses vacances dans la ville d’eau. Il s’astreint à la discipline qui va avec : le verre d’eau obligatoire et régulier, et pas d’excès de table. Au café, il va même jusqu’à renoncer à la bière, c’est dire s’il est obéissant. Et puis surtout, il passe une bonne partie du temps à marcher en compagnie de bobonne.
Mais voilà, un Maigret ne serait pas un Maigret s’il n’y avait pas un mort. Cette fois, c’est « la dame en mauve » qui s’y colle. Une femme que le policier – déformation professionnelle – avait prise dans son collimateur (comme par hasard). Il est vrai qu’elle n’était pas la seule : il y avait aussi un couple, lui petit et replet, elle grassouillette, peut-être une Belge (« teint clair », « cheveux presque jaunes », « yeux bleus à fleur de tête »).
A noter que, où qu’il soit, il y a toujours quelqu’un pour reconnaître en lui le « chef de la Sûreté ». Simenon imite ici Maurice Leblanc, qui faisait des relations spéciales entre Arsène Lupin et la presse un ressort à part entière de ses fictions : le gentleman-cambrioleur ne se sert-il pas des journaux pour narguer la police ou annoncer, hâbleur, son prochain méfait ?
Pourquoi l’auteur des Maigret ressent-il le même besoin, dans la fabrication du personnage, de lui dessiner une aura de célébrité, même s'il la subit davantage qu'il ne la cherche ? On lit ici : « Il rejeta le journal, sans colère, car il avait l’habitude de ce genre d’échos, … ». Il n'y a en effet guère d'épisodes de ses aventures où il ne soit question de journalistes ou de sa photo dans le journal. L'effet de mise en abyme fut-il recherché ? Ou accompagna-t-il plus simplement la renommée du commissaire et le chiffre des ventes des romans dont la couverture portait ce nom ? Passons.
Donc la « dame en lilas » a été étranglée. Il se trouve que le commissaire divisionnaire Lecœur, qui dirige la PJ à Clermont-Ferrand, a été inspecteur sous les ordres de Maigret. Le patron de l’hôtel interpelle ce dernier : « Alors, monsieur Maigret, on vous soigne à Vichy ! On va jusqu’à vous offrir un beau crime … ». Les retrouvailles avec l’ancien subordonné sont cordiales : Lecœur ne demande pas mieux que de mettre au travail son ancien patron.
L’étranglée s’appelait Mlle Lange. Qui était-elle ? C’est à la recherche de la vérité de la personne que le livre est consacré. Une vérité liée à un passé longtemps enfoui. Cela fait une histoire compliquée, embrouillée : Hélène Lange avait une sœur, prénommée Francine. Celle-ci déclare qu’elles ne s’aimaient guère, mais on s’apercevra que, loin de se haïr, elles formaient un tandem de complices remarquable d’efficacité.
En fait de dames respectables, les deux sœurs sont des créatures machiavéliques : elles ont été assez habiles pour faire croire à M. Pélardeau, digne industriel, marié à une femme à laquelle il demeure très attaché, qu’Hélène, qui était à son service et qui a entretenu une longue liaison avec lui, a eu un fils - qu'il lui fut impossible de reconnaître, pour des raisons de convenances sociales.
En fait, c’est Francine, femme aux amants innombrables et inconnue de l’industriel, qui est allée accoucher d’un garçon à Mesnil-le-Mont, secondée par sa sœur. Elles se sont mises d’accord pour faire croire à Pélardeau qu’il est le père. Ayant le sens des responsabilités, il a constamment et largement subvenu aux besoins de la soi-disant "fille-mère" (comme on ne dit plus) et de sa supposée progéniture.
C’est l’argent ainsi soutiré pendant les quinze années qui viennent de s’écouler qui a permis aux sœurs d’ouvrir un beau salon de coiffure à La Rochelle, puis à Hélène d’acheter la maison qu’elle occupait à Vichy. Le hasard d’une cure dans la ville d’eau a suffi pour que Pélardeau reconnaisse Hélène, la suive, et fasse tout pour lui faire dire où se trouvait leur fils supposé. La mort de la femme est quasiment accidentelle.
Le roman est remarquablement construit et conduit, dans la mesure où le dévoilement se fait longtemps laborieux, pour s’accélérer vers la fin. Une autre grande qualité de ce Maigret est l’intensité dramatique produite par les enjeux psychologiques : l’embarras et la pitié de Lecœur et Maigret pour cet homme, plus accablé, semble-t-il, du poids de ce long péché pour lequel il n’a cessé de payer en pure perte, que du crime qu’il vient de commettre. Et qui a tout ce temps vécu dans l’illusion (un mensonge) qu’il avait une descendance mâle, alors que l’union avec l’épouse légitime est demeurée stérile.
Je compte ce livre parmi les excellents Maigret.
Voilà ce que je dis, moi.
Note : ces considérations ne m'empêchent pas de déplorer vivement l'énormité morphologique commise par Simenon dans le chapitre I (à la deuxième page du roman) : « La soirée était presque fraîche, après une journée lourde, et la brise faisait bruisser doucement le feuillage ... ». Comment diable a-t-il pu faire de "bruire" un verbe du premier groupe ?
Bescherelle est catégorique ("D" pour "défectif").
Pauvre verbe "bruire" (ne pas confondre avec "bruir", du 2è groupe, qui veut dire "imbiber de vapeur, échauder") : on comprend que n'importe quel journaliste ignare prononce le plus naturellement du monde des phrases du genre : « La ville entière bruisse des rumeurs les plus folles », mais Simenon ! C'est impardonnable ! Honte sur vous, monsieur Simenon !
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samedi, 05 septembre 2015
LE VOLEUR DE MAIGRET
MES LECTURES DE PLAGE 5
GEORGES SIMENON : LE VOLEUR DE MAIGRET
Maigret, bêtement ennuyé par le cabas qu’une dame lui colle dans les tibias, se fait piquer son portefeuille. Il fumait sa pipe tranquillement sur la plate-forme d’un des derniers bus parisiens ainsi équipés. Le voleur s’est carapaté, puis perdu dans les petites rues du Marais. Aussi pourquoi le commissaire a-t-il la mauvaise habitude de mettre le portefeuille dans la poche revolver ? Il aurait dû écouter sa femme. C’est d’autant plus ennuyeux que celui-ci contient sa médaille officielle de commissaire, dont la perte est sanctionnée.
Surprise : le lendemain, il trouve sur son bureau une grosse enveloppe à son nom, contenant le portefeuille. Il n’y manque strictement rien. Puis c’est le voleur en personne qui lui téléphone et le convoque dans un café non loin de la rue Saint-Charles, dans le 15ème. François (parfois Francis) Ricain est un homme bizarre et compliqué, il fait des manières, il est affamé, il est inquiet, il n’a pas le sou. Il emmène le policier jusqu’à son logement (dans la rue citée), pour lui montrer le cadavre de son épouse, Sophie : il lui manque une partie du crâne. L’odeur est pénible.
François Ricain se croit promis à un bel avenir dans le cinéma : il écrit des scénarios de films. En attendant, il tape toutes ses connaissances pour payer son loyer, si bien qu’il doit de l’argent à un peu tout le monde. Il n’est pas le seul à croire en son talent : il y a un certain Dramin, lui aussi scénariste ; il y a Huguet, un photographe de presse ; il y a Maki, un sculpteur abstrait ; et puis il y a Carus, un producteur qui vit avec Nora, belle femme dont on apprendra que, sans ostentation, elle est une vraie femme d’affaires. Elle espère épouser Carus un jour. Tout ce petit monde se retrouve dans le restaurant tenu par Bob Mandille, un ancien cascadeur, et Rose Vatan, une ancienne chanteuse connue sous le nom de Rose Delval.
Petit roman offrant un coup d’œil sur le petit milieu vaguement artiste qu’on trouve associé au cinéma. On s’apercevra que les mœurs sont assez libres, que Sophie Ricain n’était pas précisément une oie blanche (elle aurait été vexée de ne pas se faire sauter par Huguet), que Ricain n’en pouvait plus de tirer la langue et de dépendre, pour sa subsistance de la bonne volonté de quelques-uns, qu’il pouvait haïr pour cela. Peut-être Sophie l’a-t-elle traité de maquereau ?
C’est un bon roman sans aspérités, dont l’intérêt repose sur l'inventaire méticuleux, façon "fouille en règle", un jour de grève du zèle, des caractéristiques du personnage principal, ce François Ricain, bourré d’incertitudes, d’orgueil et de contradictions.
Soit dit en passant, Maigret n'est jamais le personnage principal des aventures de Maigret : le commissaire n'est pas un "héros", mais une sorte d'éponge qui absorbe les ambiances, les petits faits, les types humains, puis qui les synthétise pour en extraire tout le suc de signification.
S'il fallait une métaphore pour définir Maigret, je dirais volontiers qu'il est un centre de gravité. Chaque Maigret est un effort, à chaque fois renouvelé, de donner du sens à un monde sans cesse incompréhensible. Et on aboutit chaque fois à la même conclusion : il n'y a rien à comprendre, il n'y a que les faits.
Au bout du compte, il reste une seule question : est-il vraisemblable qu'une petite balle de calibre 6,35 (entre 3,3 et 3,9 grammes), même tirée par un Browning de Herstal, ait emporté un morceau du crâne de la victime ? D’autant plus que quelqu’un parle à un moment (début) d’une arme de gros calibre.
Je n’en sais rien. Le doute m’habite.
Voilà ce que je dis, moi.
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samedi, 01 août 2015
UN ZESTE DE VIALATTE
Il arrive à Alexandre Vialatte de se payer la tête des gens qui font profession de sérieux, ceux qui intellectualisent, ceux qui se paient de mots pour y faire entrer, croient-ils, la réalité ordinaire du monde, ceux qui n’abordent celle-ci que sassée à travers le filtre de concepts dûment érigés par leurs soins, en termes si possible abscons, abstrus, voire aporétiques. Aujourd’hui (La Montagne, 12 juin 1957), grâce au livre de Jean-François Revel (Pourquoi des philosophes ?), il passe les philosophes (et autres phraseurs, savantasses et abstracteurs de quinte essence) par sa moulinette à restituer le bon sens.
« "Pourquoi des philosophes ?", demande M. Revel. Pour fabriquer du poétique ! En transformant une chose commune en chose savante du seul fait qu’ils se penchent sur elle ; en élevant la platitude à la hauteur du scientifique par la vertu du charabia, ils la métamorphosent – c’est acte poétique – ils lui confèrent le charme de l’exotique, ils en font une chose inconnue qui fascine par la nouveauté. Ils ont mis au musée la mouche la plus banale, celle qui bourdonne dans le coin du placard de tout le monde autour d’un morceau de chèvreton ; et ensuite ils l’ont dessinée, placée dans des albums avec un numéro, et appelée en latin Musca domestica ; elle est si ressemblante, me dit Adrien Mitton, si scientifiquement ressemblante que le profane ne la reconnaît pas (celle qu’il connaît ne sait pas le latin). Mais c’est une affaire d’habitude. Au bout de peu de temps, constate-t-il, c’est la vraie mouche qui ne se ressemble pas ».
J’avoue que j’aurais aimé écrire « en élevant la platitude à la hauteur du scientifique par la vertu du charabia ». Je n’aurais pas pu : la place était prise.
Pas à dire : la racine de Vialatte s'enfonce avec élégance dans la terre paysanne du vieux temps. Qu'ils s'appellent Trissotin ou Diafoirus, les cuistres ne sont pas de sa tribu.
Voilà ce que je dis, moi.
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vendredi, 10 juillet 2015
ROLAND TOPOR : PHOTOMATON
Voir présentation au 8 juillet.
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mercredi, 01 juillet 2015
MAIGRET ET L'AFFAIRE NAHOUR
Pour meubler un de ces moments nocturnes où le sommeil se refuse, j’ouvre à l'occasion un roman de Simenon. Un Maigret, mais pas forcément. En l'occurrence, je ne suis pas sûr que ce soit réunir les circonstances les plus propices à sa juste appréciation. Toujours est-il qu’en lisant Maigret et l’affaire Nahour, j’ai été gêné par les ficelles de l’auteur, qui m’ont paru plus grosses que la normale.
Tout est là mais, dirait-on, plus qu’à l’ordinaire. C’est bien une histoire du commissaire Maigret, mais comme fatiguée d’avoir à remplir son cahier des charges habituel. Comme ennuyée d’avoir à en passer par les ingrédients obligatoires, les uns éternels (la collection de pipes sur le bureau du quai des Orfèvres ; le demi qu’on fait monter de la brasserie Dauphine ; les petits plats de son épouse, ici une « choucroute alsacienne » (pléonasme) ; jusqu’à la célèbre « méthode Maigret » : « Il ne suivait aucun plan préconçu. Il allait devant lui, au hasard, en s’efforçant surtout de ne pas se forger d’opinion »), les autres liés aux circonstances (il fait – 12°, madame Maigret a tricoté une écharpe aussi épaisse et lourde que la place qu’elle occupe dans la narration, ah ! ces incontournables éléments du décor pour "faire vrai" !).
L’histoire, de son côté, est assez honnêtement tricotée, mais donne l’impression bizarre d’une action vibrionnante, comme d'une mouche prise sous une cloche de verre qui ne cesse de se heurter à la paroi. Les personnages, policiers comme suspects, ne cessent d’aller et venir d’un point à un autre. Un mécanique tournant à vide.
Et puis ce coupable impénétrable, impavide et dur comme le granit, qui ne changerait pour rien au monde le moindre iota à sa façon de se défendre, y compris devant le tribunal, au point d’amener Maigret à s’avouer vaincu dans la dernière phrase (« Au fond, [X] a gagné. ») bien que l’autre en ait pris pour dix ans, j’ai du mal à y croire : il jure dans le tableau, comme une couleur mal assortie.
Et puis cet assemblage de personnages qui mentent tous au début comme autant d’arracheurs de dents, et puis qui, sans qu’on sache bien pour quelle raison, se mettent à dire la vérité (enfin, il faudrait nuancer). Et puis la chantilly journalistique, pourquoi se met-elle à mousser abruptement, pour s’abouser un peu plus tard ? On ne sait pas trop (remplissage ?).
Tout ça fait des coutures un peu trop visibles : comme si le couturier ne s’était pas donné trop de mal. Comme s’il en avait marre, renâclant devant l’effort à faire pour les dissimuler avec soin. Un livre fait de pièces et de morceaux prêts à l’emploi, en quelque sorte, mais mal liés ensemble. On n’arrive pas à y croire. Voilà pour l’impression générale que m’a laissée Maigret et l’affaire Nahour.
Maintenant l’histoire : elle en vaut une autre. Tout se passe dans un milieu à (beaucoup de) pognon. Le père Nahour, banquier libanais, a deux fils. L’un a mis ses pas dans ceux du papa (banquier à Genève). L’autre (Félix Nahour) est devenu joueur dans des cercles plus ou moins professionnels, mais a commencé à gagner un argent fou en développant ses connaissances en mathématiques, en particulier le calcul des probabilités, passant beaucoup de temps à relever les numéros qui sortent à la roulette.
C’est lui, Félix, le mort du début : une balle d’assez gros calibre lui a fait un trou dans la carotide avant de se loger dans le crâne, occasionnant l’impressionnante flaque rouge dans laquelle la femme de ménage, Mme Bodin, l’a trouvé le matin en prenant son travail. Il a épousé plusieurs années auparavant une reine de beauté, Evelina, une Hollandaise un peu nunuche, mais allez savoir.
L’histoire commence chez le docteur Pardon, chez qui elle s’est rendue, accompagnée par un homme qui dit l’avoir secourue en bas de l’immeuble : le coup de feu qu’il dit avoir été tiré d’une voiture fait perdre beaucoup de sang à la femme. Pardon appelle Maigret après que le couple s’est discrètement éclipsé après son intervention. Au flic de démêler l’écheveau.
Il y a encore la bonne d’Evelina Nahour, Nelly. Il y a encore Anna Keegel, la vieille copine de confiance d’Evelina (à vrai dire, elle fait de la figuration). Il y a les deux enfants du couple, que le père a envoyés dans une pension de la Côte d’Azur et confiés à une nurse, sans que la mère s’en chagrine outre-mesure. Il y a le factotum de Félix Nahour, Fouad Ouéni, un Libanais de la montagne au statut nébuleux : tour à tour secrétaire, cuisinier, chauffeur, et rémunéré tous les trente-six du mois. Nahour l’emploie aussi à relever les numéros qui sortent à la roulette.
Je me trompe peut-être, mais Maigret et l’affaire Nahour, qui figure dans le peloton de queue des aventures du commissaire (il est daté du 8 février 1966, le dernier de 1972, le premier de 1931, ça fait donc trente-cinq ans que l’auteur traîne son personnage), montre que Simenon commence à en avoir soupé.
Comme s’il ne croyait plus lui-même à son personnage.
Voilà ce que je dis, moi.
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lundi, 08 juin 2015
L'ASPECT DES CHOSES
« Sur cent femmes, il existe au moins une bonne demi-douzaine de créatures faibles qui, dans cette grande secousse, reviennent peut-être pour toujours à leurs maris, en véritables chattes échaudées craignant désormais l’eau froide. Cependant cette scène est un véritable alexipharmaque dont les doses doivent être tempérées par des mains prudentes » (c'est moi qui italique).
Honoré de Balzac, Physiologie du mariage, Deuxième partie (Des moyens de défense à l’intérieur et à l’extérieur), Méditation XXII (Des péripéties).
La "scène" dont parle l'auteur est celle, superbe et implacable, mais généreuse, que le mari vient de faire à son épouse, après avoir, dans un geste d'une grande noblesse dédaigneuse, chassé du placard où il se cachait et de son domicile, le « célibataire » qui tenait compagnie à celle-ci. D'où la recommandation au sujet du dosage. Il faut préciser que si le mari s'était absenté (l'étourdi !), c'était parce que, ayant acquis quelque certitude sur son "infortune" (chantant sûrement ces mots de Georges Brassens : « Eh oui, je suis cocu, j'ai du cerf sur la tête »), il avait programmé avec soin le moment fracassant de son retour. Et la « bonne demi-douzaine » (sur cent) de femmes ainsi dûment reconquises laisse à penser comment Balzac jaugeait l'efficacité d'un tel procédé. La plupart des femmes, dans son esprit, ont un goût inextinguible pour « l'eau froide », comme sa biographie tend à le prouver.
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EST-CE QUE ÇA PREND LA TÊTE ?
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lundi, 11 mai 2015
LE DERNIER FRED VARGAS
Note liminaire : je n'avais pas prévu que Le Masque et la plume inscrirait à son programme du 10 mai le dernier livre de Fred Vargas (ceci dit pour ceux qui ont écouté France Inter hier soir). Sur la chose, le modeste (et néanmoins péremptoire) commentaire qui suit était déjà entièrement écrit.
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Je pensais avoir délaissé le polar pour toujours. Quelqu’un m’a incité, dernièrement, à lire Adieu Lili Marleen, de Christian Roux (Rivages / Thriller, 2015). Désolé, je n’ai pas pu. Cette histoire de pianiste embarqué dans les sales histoires, ça m’est vite tombé des mains. J’ai renoncé. Peut-être à tort, je ne saurai pas, j'accepte l'idée.
L’argument avancé, le miel qui devait attirer l’ours hors de sa tanière, était pourtant alléchant : la musique, et pas n'importe laquelle. Avec des têtes de chapitres du genre interpellant. Pensez : « Opus 111 ». Mieux encore : « Muss es sein ? – Es muss sein ». Vous vous rendez compte ? Mais si, rappelez-vous : la dernière sonate (op. 111 en ut mineur, 1824) et la dernière œuvre (quatuor op. 135 en fa majeur, composé en 1826) écrites par Ludwig van ! De quoi tilter, évidemment, si le mot a encore un sens aujourd’hui. Ben non, je n’ai pas pu.
Mais le quelqu’un en question y est allé plus fort ensuite. Elle est têtue : revenant d’une visite au festival « Quais du polar », qui s’est tenu à Lyon récemment, elle m’a offert le dernier Fred Vargas : Temps glaciaires (Flammarion, 2015). C’est connu : « A cheval donné, on ne regarde pas les dents », tout le monde sait ça.
De Vargas, j'avais déjà lu Pars vite et reviens tard (avec sa fin en pirouette décevante), Sous les vents de Neptune (avec son criminel grandiose qui s'échappe à la fin), Un Lieu incertain (avec son ostéopathe et son évocation originale de Dante Gabriel Rossetti), L'Homme à l'envers (avec son Canadien obsédé par les loups du Mercantour). Des polars corrects qui m'ont laissé des souvenirs assez bons. Pas des chefs d'œuvre, mais. J’ai donc ouvert le livre.
J’ai failli le refermer vite fait. Pour une raison très simple, la même qui m’a fait refermer à toute vitesse Alexandre Dumas, quand j’ai voulu relire dernièrement Les Trois Mousquetaires : le tirage à la ligne. Le moyen est simple : quand vous êtes payé à la ligne, allez à la ligne au bout de trois mots. Les dialogues sont faits pour ça.
Vous organisez une bonne partie de ping-pong verbal entre plusieurs personnages, et vous voilà parti pour un volume épais comme un Bottin de l'ancien temps. C’est flatteur pour vous : vous avez lu cent pages en un temps record. Ici, les personnages ne manquent pas, c'est la brigade que commande le commissaire Adamsberg. A chacun son caractère, et toujours « le petit fait vrai ». C'est merveilleusement interactif. Donc ça permet d'allonger la sauce.
Malheureusement, ça sent le procédé à cent kilomètres. Pourtant, je n’ai pas lâché. A cause d’une circonstance particulière : le livre parle d’Akureyri. Alors là, vaincu, je me suis senti obligé. Je dois quand même dire que si mes chers J. et S. n’étaient pas allés traîner leurs guêtres par là-bas pour guetter les aurores boréales, le nom de la ville serait resté pour moi une suite de sons un peu exotique. Rien de plus. J'aurais laissé tomber.
Timbre portant le cachet de la poste d'Akureyri.
Or il est bel et bien question de l’Islande, dans le roman de Fred Vargas, et de sa région nord : Akureyri, au fond de son fjord, l’île de Grimsey, sur le cercle polaire arctique (66° 66’). Il est question du village de Kirkjubæjarklaustur (ouf !), où est né Almar. Il est aussi question du tölvar, « la sorcière qui compte ». Le tölvar n’est rien d’autre que l’ordinateur, en islandais.
Il est encore question d’un esprit dangereux et impérieux qu’on nomme l’afturganga, qui lance des appels irrésistibles à certains, même très éloignés, et qui châtie à coups de brume absolument impénétrable ceux qui s’attardent chez lui sans son accord. Rögnvar : « L'afturganga ne convoque jamais en vain. Et son offrande conduit toujours sur un chemin » (p. 406). A bon entendeur, salut ! C'est la majestueuse et puissante Retancourt qui sauve in extremis l'équipe et l'enquête. Rögnvar avait raison.
Voilà. Je ne vais pas résumer l’intrigue. Je dois avouer qu’elle est surprenante. En refermant le bouquin, j’ai envie de dire à madame Vargas : « Bien joué ! ». Il est vrai qu’il faut passer par-dessus l’horripilation produite par le choix du mode de relation des faits (le dialogue). La lecture épouse de l'intérieur toutes les circonvolutions cérébrales de l'équipe, les hésitations, conflits plus ou moins larvés entre ses membres, retours en arrière des personnages réunis autour d'Adamsberg. Disons-le : ça peut lasser, si l'on n'est pas prévenu.
L’avantage de l’inconvénient de ce choix narratif, c’est la maîtrise totale du rythme du récit par l’écrivain. Et c’est vrai que ça commence plan-plan, et même que ça se traîne au début. Et puis, insensiblement, ça accélère, ça devient fiévreux, un coup de barre à bâbord, puis à tribord, le vent forcit, la mer se creuse, et ça finit dans les coups de vent et la tempête. Va pour le dialogue, en fin de compte. Je ne suis quand même pas sûr que cette façon d'installer un "climat" soit absolument nécessaire.
A mentionner, le passage par une improbable association d’amoureux de la Révolution française en général et de Robespierre en particulier, qui s’ingénient, à dates fixes, à rejouer les grandes séances des Assemblées, depuis la Constituante jusqu’à la Convention. En perruque et costume, s’il vous plaît. Beaucoup d’adhérents, comme s’ils revivaient les passions de l’époque, se laissent emporter par l’exaltation historique. C’est assez impressionnant. Mettons : original.
Au sujet du bouquin, j’avais lu dans un Monde des Livres un commentaire condescendant d’Eric Chevillard, écrivain de petite renommée hébergé par les Editions de Minuit. J’imagine que dire du mal de la production de Fred Vargas n’est pas un enjeu majeur dans le microcosme littéraire parisien, et que Chevillard ne risque pas grand-chose à flinguer sa consœur. Passons. Quoi qu’il en soit, je sais gré à la dame de s’y être prise assez adroitement pour m’amener à m’intéresser à l’histoire, jusqu’à me permettre de surmonter ma répugnance à affronter tant de parlotes.
Tout juste ai-je noté quelques préciosités de vocabulaire (« alenti », p. 126 ; « étrécies », p. 203) ; quelques bourdes grammaticales ici ou là (« et celle de François Château qui, oui, lui semblait-il, le reconnaissait », au lieu manifestement de « qu’il reconnaissait », p. 193 ; « substituer » au lieu de « subsister », p. 221). Une étourderie scientifique : que je sache, le manchot empereur n'a rien à voir avec les « oiseaux nordiques » (p. 192). Rien de bien grave, comme on voit. Dernière précision : je n'ai jamais vu, dans aucun polar, mettre en œuvre une fausse piste aussi énorme.
Je finirai sur une préoccupation du moment. Manuel Valls, premier ministre, et Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, en plein débat sur la « loi renseignement », ne désavoueraient certainement pas cette parole de Robespierre rapportée p. 331 : « Je dis que quiconque tremble en ce moment est coupable ; car jamais l’innocence ne redoute la surveillance publique ». Robespierre était pour la transparence totale des individus.
Ça fait froid dans le dos, quand on y réfléchit un peu : quand on est innocent, on n'a rien à craindre des intrusions policières. Ça pourrait même faire un argument pour Valls et Cazeneuve : ceux qui protestent contre la « loi renseignement », c'est parce qu'ils sont coupables. Valls + Cazeneuve (+ Hollande) = Robespierre. Drôle d'équation, non ?
Avis à tous les "innocents" qui raisonnent en se disant : « Oh, moi, du moment que je n'ai rien à me reprocher, ils peuvent bien faire ce qu'ils veulent ». En ces temps d'espionnage généralisé et de collecte intégrale des données personnelles, la phrase de Robespierre est d’actualité ou je ne m’y connais pas.
Ne pas oublier que la période où "l'Incorruptible" dominait porte encore le nom de Terreur. Heureusement, il y eut le 9 thermidor an II (27 juillet 1794). Avis aux actuels adeptes de la « surveillance publique ».
Voilà ce que je dis, moi.
Note : le sanglier visible sur la couverture est un vrai personnage. Il s'appelle Marc. Il protège Céleste. Il a une hure douce comme un bec de canard. Il est à deux doigts d'y passer, à coups de rafales de MP5 (ci-contre) (cliquez pour 1'48"). On est content qu'il survive. Même si les infirmiers ne sont pas contents. Un sanglier à l'hôpital ? Vous n'y pensez pas !!!
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lundi, 20 avril 2015
QUAND HOUELLEBECQ INTERVIENT
Je n’ai pas tout compris dans la méthode de publication, réédition, distribution et redistribution des textes que Michel Houellebecq a donnés à droite et à gauche depuis que ses écrits sont publiés (1988, je crois, pour des poèmes en revue). Toujours est-il et quoi qu’il en soit, je viens de lire Interventions 2 (Flammarion, 2009). On dira que je fais une fixation.
Je ne rejette pas a priori l’hypothèse de la pathologie, mais que voulez-vous, quand vous mettez le pied dans un patelin où, à votre grand étonnement, vous avez soudain l’impression de rentrer à la maison tellement c’est comme ça que vous vous racontiez l’histoire et que vous vous peigniez le paysage, vous avez envie de vous arrêter là, et d’en savoir un peu plus long, ne serait-ce que pour vérifier que vous ne rêvez pas.
Il se trouve simplement que j’ai découvert en 2011, avec La Carte et le territoire, un écrivain qui surpasse de très loin le niveau du vulgum pecus littéraire français. Et que j’ai eu envie de creuser la question. Je dois dire qu’en creusant, je n’ai pas été déçu des matières que ma rivelaine amenait au jour, à mesure que j’avançais dans le filon.
Interventions 2 est ce qu’on appelle un « recueil ». Forcément, il y a « à boire et à manger » : des textes de longueurs, de natures, de genres et de thématiques différents, qui ont été demandés à l’auteur entre 1992 et 2008. Sans compter l’avant-propos, il s’ouvre et se ferme sur des règlements de comptes. Le premier (« Jacques Prévert est un con ») n’a pas besoin d’explication. Le titre annonce la couleur et se suffit à lui-même.
En revanche, le titre « Coupes de sol », qui clôt l'ouvrage, reste énigmatique tant qu’on ne sait pas que Houellebecq est sorti de la même « Agro » que Robbe-Grillet, et que la « coupe de sol » est une des bases, paraît-il, de l’enseignement agronomique. Cela n’empêche pas le condisciple à retardement d’infliger une bonne avoinée littéraire à son prédécesseur : non, Houellebecq n'aime pas le pape du "Nouveau Roman". Je le comprends.
C’est que Houellebecq a fait des choix (il ne le dirait peut-être pas comme ça : des choix qui se sont imposés ou qu’il n’a pu refuser de faire, il a une conception pessimiste de la liberté humaine), il a pris position, ce qui l’autorise à porter des jugements.
Si certains trouveront ceux-ci péremptoires et injustes, c’est qu’ils ont l’esprit « errant et sans patrie » de ceux qui, prenant tout ce qui vient au motif qu’il ne faut rejeter ou exclure rien ni personne, s’interdisent de porter quelque jugement que ce soit sur qui ou quoi que ce soit, mais attention : en interdisant absolument à quiconque de ne pas être d’accord avec eux, sous peine de correctionnelle. Pour eux, affirmer des choix et porter des jugements, c'est forcément être facho. Si tout au moins choix et jugements osent s'écarter de leur ligne.
Je veux parler de tous les obsédés du consensus moral, tous les flics tolérantistes qui peuplent la gauche raplapla, dépourvus de ce moyen de jugement qui permet de distinguer le bon et le mauvais, le juste et l’injuste, le beau et le laid, – ce moyen qu’on appelait un CRITÈRE, à l’époque où les « valeurs » étaient encore des échelles, qui permettaient de placer êtres, choses, langages, systèmes, œuvres d’art à des altitudes différentes. Cette époque ténébreuse et heureusement révolue, où l’on avait encore l’infernal culot d’appeler un chat un chat.
Je laisse Robbe-Grillet aux amateurs, s’il y en a encore. Je m’arrête sur Prévert, le poète préféré des enseignants masochistes qui aiment se faire flageller en faisant apprendre « Le Cancre » à leurs élèves multiculturels : « Il dit oui avec la tête, mais il dit non avec le cœur, il dit oui à ce qu’il aime, il dit non au professeur, et gnagnagna et gnagnagna ». Prévert illustre à merveille la niaiserie irréversible qui a saisi la société française au moment où elle a commencé à sacraliser « le monde merveilleux de l’enfance ».
Houellebecq met le monsieur dans le même sac que Vian, Brassens et Boby Lapointe (qu’il écrit « Bobby », l’ignorant), dont il trouve les jeux de mots stupides. Tant pis, c’est son droit. Question de génération sans doute. Vian, je le lui laisse assez volontiers, mais Brassens et Lapointe, je ne suis pas d’accord : ils ont poussé leur rhizome trop loin dans mon oreille pour que je puisse seulement songer à en arracher la moindre radicelle. S’agissant de Brassens et Lapointe, je perds tout esprit critique.
Jacques Prévert souffre, aux yeux de Houellebecq d’un certain nombre de tares. Certes et hélas, « il a quelque chose à dire », « Malheureusement, ce qu’il a à dire est d’une stupidité sans borne ». Il enfonce le clou : « Sur le plan philosophique et politique, Jacques Prévert est avant tout un libertaire ; c’est-à-dire, fondamentalement, un imbécile ». Il n’a pas tort. Pour terminer : « Si Jacques Prévert est un mauvais poète, c’est avant tout parce que sa vision du monde est plate, superficielle et fausse ». J’avoue que ces quatre pages m'ont fait un bien fou. Un fier encouragement à poursuivre la lecture.
Le propre d’un recueil, c’est d’être d’un intérêt inégal. C’est dans sa nature. Certains textes (critique cinéma, critique art, critique poésie, …) ne me disent guère. C’est le cas, en particulier d’ « Opera Bianca », suite de courts textes destinés à accompagner l’ « installation mobile et sonore conçue par le sculpteur Gilles Touyard ».
Je ne connais pas les œuvres de Gilles Touyard, mais en apprenant que « la musique est due à Brice Pauset », c’est plus fort que moi, je ferme toutes les écoutilles. Peut-être à cause du traumatisme que constitue la production sonore (je n'ai pas dit la « musique ») de ce monsieur, tout fier de reproduire, par exemple, les sons enregistrés d'un aspirateur en fonctionnement.
D’autres retiennent sans effort mon attention. C’est le cas d’un article daté de 1992 (« Approches du désarroi »), un vrai petit chef d’œuvre synthétique et analytique sur l'époque que nous vivons, dont je conseille vivement la lecture. C’est aussi le cas de « Philippe Muray en 2002 ». C’est encore le cas d’un entretien avec des gars de Paris-Match. Quelques autres.
La loi du genre, quoi.
Voilà ce que je dis, moi.
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vendredi, 17 avril 2015
ENNEMIS PUBLICS 4 (MH et BH)
4/4
Je n’ai guère envie de m’appesantir sur les propos que les deux compères tiennent sur la foule de leurs détracteurs (de leurs « ennemis », « l'agent de sécurité Assouline », Jérôme Garcin, la « meute »), si ce n’est pour mentionner l’espèce de scolaire et pompeuse dissertation en trois points par laquelle BH se fait fort de tailler en pièce le spectre de « la meute ». Ce dont MH, si je ne me trompe, s’abstient en général : quand il parle de lui, il ne s’attarde pas trop sur l’analyse de son image publique, comme sur ce qu'il faut faire quand on est face à ses ennemis. Il se sent démuni, allant jusqu'à dire des choses énormes : « ... il serait plus juste de parler de "guerre d'extermination totale dirigée contre moi" » (p. 201). L'emphase hyperbolique laisse sceptique. Si lui aussi s'y met ... A moins qu'il ne s'amuse à titiller la parano de BHL ? Pas sûr, mais je l'en crois capable.
Ce que je trouve en revanche tout à fait intéressant, pour ne pas dire essentiel, dans les propos de MH, c’est tout ce qu’il dit de la poésie et de la littérature. Il livre au passage quelques secrets de fabrication, ce que, soit dit en passant, ne fait jamais BHL, comme si, à ses yeux, le "littéraire" comptait pour rien. Ou comme s'il n'avait pas d'autre secret de fabrication que son moi qui déborde. Comme s'il ne savait pas que le moi est une impasse, un cul-de-sac. Un dédale, un labyrinthe, un trou sans fond. Que nous importe le moi, tout bien considéré ?
Houellebecq, ses premiers livres publiés appartiennent au genre poétique. J’ai inscrit cette lecture à mon programme : je n’ai pour l’instant lu que quelques poèmes épars. J’ai lu avec beaucoup de plaisir le « chapitre » qu’il consacre (entre autres) à deux ouvrages savants de Jean Cohen sur le sujet.
Il est vrai que son pessimisme chromosomique, lui fait déplorer la disparition de la poésie : « Nous vivons peut-être dans un monde (c’était la conclusion de Ghérasim Luca juste avant son suicide) où la poésie n’a simplement plus de place » (p. 263). Ghérasim Luca, pour moi, c’est Héros-Limite, Paralipomènes, La Voici, la voix silanxieuse … Un tout grand, un peu maniéré peut-être avec ses jeux de langage, mais dont l'œuvre, prise dans son entier, est bâtie sur un socle infrangible d'authenticité poétique.
Je crois qu'il est dans Héros-Limite (Paralipomènes ?), ce poème inépuisable et merveilleux qui me terrasse de maîtrise à chaque lecture, « Son corps léger » (en cliquant, le texte, et la voix de son auteur lisant), où l’âme (désolé, je n’ai pas d’autre mot) du poète fait réellement corps (éphémère et changeant) avec la langue française, lui qui, comme Paul Celan, autre suicidé de l’exigence, venait de Czernovitz, « capitale secrète de la littérature allemande » (formule de François Mathieu, dans son introduction à Poèmes de Czernovitz, éditions Laurence Teper, 2008). La référence à Ghérasim Luca m'a surpris et touché.
Pour la production romanesque, Houellebecq s’avoue horripilé à l’idée de « raconter des histoires » (p. 266), ce dont je lui sais vivement gré (il y aurait à dire sur le besoin effréné des gens de s'entendre raconter des histoires), mais en revanche, dit-il : « J’étais doué pour une chose, et pour une seule en relation au roman, c’était la création de personnages » (266). Au sujet de son univers romanesque, il dit je ne sais plus où (en substance) que pour bien expliquer le monde, il faut commencer par le décrire. Il dit ailleurs : « Je tends un miroir au monde, où il ne se trouve pas très beau » (p. 295). C’est le moins qu’on puisse dire. Ce que certains ne lui pardonneront jamais.
Et puis surtout, je retiens ce qui m’avait sauté aux yeux, impressionnant de vérité, à la lecture de Soumission. On peut d’ailleurs affirmer que l’espèce de théorie romanesque qui suit s’applique avec brio à son dernier livre : « J’ai l’impression d’écrire un roman lorsque j’ai mis en place certaines forces qui devraient normalement conduire le texte à l’autodestruction, à l’explosion des esprits et des chairs, au chaos total (mais il faut que ce soit des forces naturelles, qui donnent l’impression d’être inéluctables, qui paraissent aussi stupides que la pesanteur ou le destin) » (p. 231, c’est moi qui souligne). On n’est pas plus exact. Soumission constitue une merveille de rouage romanesque bien huilé fabriqué selon ce principe. Techniquement, c'est parfait de naturel, d'évidence irréfutable comme la loi de la gravitation. En plus, idéologiquement percutant, comme on l'a vu avec les cris d'orfraie suscités.
La citation est de 2008, Soumission de 2015. C’est sûr, la trajectoire (ni la théorie) romanesque de Houellebecq n’a pas dévié. Là, on est sûr, même si l’auteur ne s’affiche pas philosophe (malgré la défense qu’il entreprend du si bizarre Auguste Comte), même s'il ne se prétend pas penseur, qu’il y a pour le coup une vraie pensée. BHL a écrit beaucoup de livres, Houellebecq laissera derrière lui une œuvre.
Bon, je crois que j’en ai assez dit. On me reprochera de m’être davantage répandu sur les tares de l’un que sur les vertus de l’autre. Peut-être le contraire. Deux raisons à cela : c’est la première (et je l’espère la dernière) fois que je commente des choses écrites par Bernard-Henri Lévy ; ce n’est pas la première (et pas la dernière sans doute) que j’écris à propos de Michel Houellebecq.
Argumenter n’a jamais modifié les convictions de qui que ce soit : on n'argumente pas pour modifier l'opinion de l'autre, mais pour renforcer sa conviction et/ou éviter de la remettre en question. Malgré le génial Chaïm Perelman et son génial ouvrage, j'ai cessé de croire dans les pouvoirs de l'argumentation : ce sont la propagande, la publicité, la télévision qui l'ont pris, le pouvoir.
L'argumentation rationnelle a perdu la partie. Le livre le confirme : malgré ce qu'écrivent les deux compères, il n’y a pas de véritable interaction dans l'échange MH/BH, qui doit beaucoup à la perspective de départ (une correspondance entretenue à seule fin de sa publication).
Chacun reste soi-même, et c’est très bien comme ça. Il suffit de regarder les photos des auteurs en couverture : d’un côté (MH), la distance, le scepticisme, voire l’hébétude (« … une manière d’être à demi présent, une capacité à l’hébétude … », p. 299) ; de l’autre, l’attitude, la pose, l'affectation, le "fabriqué", le personnage étudié : « Comment dois-je placer mon index, pour que tout le monde me croie en train de chercher la phrase ? » (pcc. FC). Comme s'opposent l'authentique et le frelaté. Je n'idéalise pas le personnage de Houellebecq, Dieu m'en préserve, mais tout, dans celui de Lévy, sonne faux. Au sortir du livre, on a l'impression que les trois marques de parfums que préfère BHL sont « Epate » de Guerlain, « Esbroufe » de Chanel et « Frime » de Dior.
D'un côté un Houellebecq finalement fatal, pour qui l'écriture se concentre depuis le départ dans la production de romans et de poèmes (avec en prime les « Interventions », textes de commande, me semble-t-il, plus disparates en tout cas, réunis en deux volumes sous ce titre). De l'autre un Lévy pris de tournis perpétuel, de tourisme événementiel exacerbé, frénétiquement polygraphe (inventeur de l'inénarrable forme du « romenquête », qui avait surtout blessé la veuve de Daniel Pearl, l'égorgé d'Al Qaida), peut-être talentueux et brillant, mais trop dispersé pour produire de vraies œuvres, que ce soit en philosophie, en littérature, en journalisme, en cinéma, en « action humanitaire », en prestations médiatiques, ... Rien d'étonnant à ce qu'il se soit bien entendu avec Nicolas Sarkozy. Un vrai gâchis, je vous dis.
Houellebecq est centripète, Lévy est centrifuge.
D'un côté un Houellebecq qui se contente de rester lui-même ; de l'autre un Lévy qui ne cesse de jouer tous ses personnages (avec la certitude qu'ils sont tous nécessaires). D’un côté un Houellebecq pas très sympathique, mais le plus souvent exact, « honnête » et précis ; de l’autre un Lévy brouillon, vibrionnant, insupportable de grandiloquence égocentrée, mais finalement éparpillée. Je vais vous dire : un Osiris par choix.
Vers quelle Isis tend-il désespérément, "le pauvre homme" ?
Voilà ce que je dis, moi.
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jeudi, 16 avril 2015
ENNEMIS PUBLICS 3 (MH et BH)
3/4
Bon, maintenant que j’ai bien répandu mon fumier, qu’est-ce qui reste des propos que BHL tient à son correspondant ? Je suis obligé de le dire : de mon point de vue, pas grand-chose. Quelques vagues accès de sincérité, mmoui, peut-être. Quant à soutenir qu'« il y a eu un vrai travail de parole » (p. 306) et que « Le parti adverse, le mien, va peut-être en profiter, foncer dans la brèche que j'ai ouverte et voir dans ces aveux la confirmation de ses pires suspicions » (p. 313), on n'y est pas du tout. Mais, monsieur Lévy, soyons sérieux : quel travail de parole ? quelle brèche ? quels aveux (pour les aveux, voir la conclusion du billet d'hier) ?
Beaucoup de vantardises fiérotes, ça c’est sûr. Que ce soit dans le café voisin (le Twickenham) de l’éditeur Grasset (où il a son bureau de directeur littéraire, j’imagine) ou à propos du village d’Esbly, il faut que nul n’en ignore : BHL aura été un homme "couvert de femmes". Cette fois ce n’est plus Sartre ou Malraux (quoique …), c’est carrément Chateaubriand : il lui suffit d’apparaître pour qu’elles lui tombent dessous (je suis assez content de la formule, servez-vous).
C’est MH qui cite le nom de la commune où les parents de BH avaient une maison, revendue à cause de la « cancérisation » par Disneyland. Réaction de BH : « Mon Dieu, Esbly ! ». Aussi sec, je vous jure que c'est vrai, il nous fait le coup de la madeleine (sur l'air de "J'avais totalement oublié", "Mon dieu quelle émotion !") !
Et c'est parti pour nous tartiner l’histoire de l’épouse-caissière du boucher surnommé « le cocu », cette femme qui payait de sa personne dans l’initiation sexuelle des jeunes mâles du coin. « Mon prince, on a les dames du temps jadis qu'on peut » (Georges Brassens). Pourquoi pas, après tout, la bouchère d'Esbly ? D'autant que Houellebecq réplique finement, dans la lettre qui suit, que c'est BHL lui-même qui a parlé de la commune dans un de ses livres. Simplement, il avait "oublié".
Houellebecq est peut-être moins intelligent que BHL, mais il n’est pas le moins subtil des deux. Il raisonne peut-être de façon plus "stratégique" que le philosophe. Il y a un côté « américain » chez BHL, je veux dire « banque de données », je-collecte-tout-on-triera-après (le syndrome NSA, "grandes oreilles", etc.), qui est à peu près absent de l’univers houellebecquien. Houellebecq voit venir de loin. Bernard-Henri Lévy a du mal à voir le monde tel qu’il est, je veux dire à le comprendre : son personnage, qui remplit son paysage, fait écran.
Si l'épisode du "Journal intime" qu'il tient et de sa peur qu'il finisse sur les rayons de l'IMEC (archives de l'édition contemporaine) vire au comique, je suppose que c'est involontairement. Ça commence p. 310, « au bar de l'hôtel Excelsior, à Venise, avec Olivier Corpet, le patron de l'IMEC ». Ça ne pouvait évidemment pas se situer à l'hôtel de la Gare de Gleux-les-Lure, la bourgade qui vit naître le sapeur Camember, un inoubliable 29 février. Ah, Venise !...
Quand Corpet lui soutient que, quelque précaution qu'il prenne, testamentaire ou autre, son Journal atterrira tôt ou tard dans ses collections, il va passer un temps fou « à fabriquer une usine à gaz, à mon avis unique en son genre » pour s'assurer "ante mortem" qu'il n'en sera rien. Et pourquoi tout ce cirque ? Parce que ce Journal « mirifique », « de vingt et quelques mille pages », pas moins, est « plein de secrets plus explosifs les uns que les autres » !! Farpaitement ! On s'en doutait un peu, BH, que ton importance intrinsèque t'a introduit dans le secret des dieux, et que tu te retiens de tout dire, parce que sans ça !
Pour ce qui est du style, je ne sais pas si c’est à Chateaubriand qu’il faut penser, j’ai du mal à faire le lien. Monsieur Lévy écrit par exemple : « … quand on a été ces jeunes gens orageux, frères en apocalypse et en pyromanie … » (p. 279). Désolé, cette enflure verbale me fait penser à Eloge des voleurs de feu, d’un certain Dominique de Villepin. Le lyrisme est souvent ridicule. Sinon, il est volontiers grotesque.
Désolé, ça n’a tout de même pas la gueule de « Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René sur les rivages d’une autre vie … ». Je m'étonne presque que BHL n'ait pas senti « le vent sifflant dans [sa] chevelure », qu'il a pourtant abondante (peut-être à dessein ?). N'est pas Chateaubriand qui veut. J’ai constamment l’impression qu’ « il se la joue ». BHL mauvais imitateur. Peut-être parce qu'il rêve d'imiter tous les grands noms de la littérature et de la philosophie (sans compter les autres) ?
Sa plume sème aussi, ici ou là, des citations cachées, réservées sans doute à l'élite des initiés. Ainsi, p. 243 : « … le jour où on verra clair dans leur communauté inavouable, … » (un titre du très classieux, très chic et très « fashion » Maurice Blanchot) et, juste en dessous : « … des mouchards, des charognards plaqués sur du vivant … » (réminiscence assez niaise d'Henri Bergson, dans Le Rire).
Pour avoir besoin, à tout moment, de s’en référer à des autorités, on se demande finalement si BHL, le "philosophe" autoproclamé, arrive seulement à la cheville de ceux qui inventent des concepts ou des catégories de la pensée, ceux qu'on appelle, pour le coup, des philosophes. Tout compte fait, il ne semble pas. Il s’est beaucoup démené, il a beaucoup fait, mais qu'a-t-il fait bien ? Il fut peut-être un élève brillantissime, tant mieux pour lui, mais il faut un jour cesser d'être "scolaire". Un jour, il faut choisir, mais choisir, c'est éliminer.
Il frise parfois l’odieux. On trouve par exemple, p. 223 : « Je pense à tous les anonymes qui m’écrivent quand mes livres paraissent, ou que je passe à la radio et à la télé … ». Je ne sais pas vous, mais moi, il y a un mot qui ne passe pas. Le même mot écœurant que les journalistes emploient dans les événements dramatiques, les grands enterrements : c’est le mot « anonymes ». Mais si, ça vous dit sûrement quelque chose, « la foule des anonymes ». Ho BH, tu sais ce qu’il te dit, l’ « anonyme » ? Anonyme mon c..., dirait Zazie ! Moi, je serais plus grossier.
Alors au tour de Houellebecq, à présent. Je crois bien que c’est lui qui déclare : « Nous avons les mêmes ennemis ». Oui, c’est bien possible. Mais, cher monsieur Houellebecq, avec une différence de taille, me semble-t-il : pas pour les mêmes raisons. Je dirais même : pour des raisons opposées. Si BHL a joué les phalènes pour se placer dans la lumière des projecteurs, s’il a fait exprès pourrait-on dire, Houellebecq n’a pas cherché les feux de la rampe : ce sont ses livres, à commencer par le premier, Extension …, qui ont produit l’effet qu’on connaît (sans parler des Particules élémentaires). Ça lui est tombé dessus. C'est du moins ce que je suis enclin à croire.
On me dira qu’il s’est vite habitué. Sans doute, il n'a pas refusé. Je note cependant que son succès et le scandale qui est allé avec n’ont pas dévié d’un centimètre la trajectoire qu’il a imprimée dès le départ à sa production romanesque. Je reste persuadé qu’avant publication de son premier roman, il n’avait pas prévu qu’il déclencherait le schproum qui accompagne désormais chaque parution, et qu'il a alors pris en pleine figure. Ça ne lui a sans doute pas fait de bien, comme s'en inquiète Sollers, cité dans le livre de Dominique Noguez (cf. 3-4 avril).
Cela n’empêche pas Houellebecq de tomber dans la complaisance : « Tout ça pour vous dire, cher Bernard-Henri, que je n’ai aucun mal à vous croire quand vous me dites n’avoir nullement prémédité votre célébrité. J’y ai d’autant moins de mal que je n’ai pour ma part à peu près rien prémédité de ma vie (ou, plus exactement, que tout ce que j’ai prémédité a échoué) » (p. 269). J’espère pour lui qu’il fait semblant. Autant je crois à peu près à la sincérité de MH, autant je doute de celle de BH, que je crois constamment et résolument insincère. On me dira sûrement que je suis de parti pris. Ce n’est pas tout à fait impossible, mais.
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature française, michel houellebecq, ennemis publics, bhl, bernard-henri lévy, éditions grasset, esbly village, sartre, malraux, chateaubriand, disneyland, georges brassens, imec, gleux-les-lure, sapeur camember, dominique de villepin, éloge des voleurs de feu, maurice blanchot, la communauté inavouable, henri bergson le rire, zazie dans le métro, extension du domaine de la lutte, dominique noguez, houellebecq en fait, philippe sollers, les particules élémentaires
mercredi, 15 avril 2015
ENNEMIS PUBLICS 2 (MH et BH)
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Attention, la lecture d’Ennemis publics n’a pas bouleversé mes hiérarchies : corriger des images et nuancer les couleurs ne saurait modifier une silhouette autrement qu’à la marge. Je considère toujours BHL comme une tête de nœud envahie par l’image qu’il s’est faite de son moi, un bonimenteur toujours prêt à cameloter sa marchandise en plein vent derrière un étal de produits miracles, genre épluche-légumes ou liquide-vaisselle surpuissant. Mais seulement quand l'objectif d'un photographe est là pour enregistrer.
De même, je considère toujours Houellebecq comme un esprit d’une lucidité éminente sur le monde et lui-même. Un des rares à porter un regard neutre sur le merdier dans lequel plonge la civilisation. Une lucidité augmentée d’une franchise étonnante, parfois à la limite de l'impudeur, comme s'il n'en avait rien à foutre. Mais Houellebecq semble guidé de l'intérieur par une nécessité personnelle qui va bien au-delà de sa personne. Le livre esquisse deux façons d’être et de se représenter : ce n’est pas demain la veille qu’un humain se montrera objectif devant son miroir. Le duo/tandem/duel, ici, reste "costume d'époque" (BH) contre (partiellement) "déshabillé" (MH).
La grande différence entre les deux hommes, j’ai en effet l’impression de pouvoir la situer, précisément, dans leur rapport avec le miroir dans lequel ils se regardent et se dépeignent. BHL est peut-être bien plus intelligent que Houellebecq, je ne sais pas, c’est possible. Et ça m'est égal.
Ce qui est sûr, c’est que cet homme est littéralement bouffé par son intelligence, ou plutôt par l’image qu’il s’en est faite. Intellectuellement brillant, c’est incontestable, BHL porte apparemment à bout de bras – si ce n’est aux nues – l'infirmité du fantasme de sa propre intelligence. La preuve, c’est qu’il se prend pour un philosophe. Peut-être pour un penseur.
De même, Bernard-Henri Lévy n’est pas écrasé seulement par le massif cerveau en plâtre qui met fin à ses jours dans l’histoire dessinée par Castaza (cf. hier), mais aussi, littéralement, par la masse des lectures qu’il a faites, par l’énormité de la culture qu’il a accumulée. Je ne cite pas les auteurs auxquels il se réfère : ça n’arrête pas, c’est comme un robinet qu’on a oublié de fermer avant de partir en vacances. BHL est en quelque sorte un dégât des eaux.
Sous la plume de BHL, le Nom Propre prolifère comme le champignon de Champignac dans Z comme Zorglub et L’Ombre du Z. Le même délire onomastique que Yannick Haenel dans Je Cherche l’Italie (cf. mes billets des 14-15 mars), ou Philippe Sollers, très régulièrement à l’oral (pour l’écrit, je n’en sais foutrement rien, parce que devinez).
Le cerveau de BHL doit être bien infirme de quelque part pour éprouver ce besoin maladif de marcher avec autant de béquilles. Personne ne lui a dit qu’il était assez grand pour penser par lui-même ? S’il n’a plus toutes ses références, il a peut-être peur de s’écrouler. Il a besoin du dictionnaire des philosophes et du Who’s who pour mettre un pied devant l’autre. « Le pauvre homme », s’apitoyait Orgon dans (et à propos de) Tartuffe.
Même délire onomastique en ce qui concerne les lieux où l’homme a posé les semelles, du genre : « Je suis de retour à New York, cher Michel, ... » (p. 185), « Je vous écris de Calcutta », « J’étais alors à Bahia », ... Afin que nul n'en ignore : la planète n’a pas de secret pour le philosophe. Délire identique encore pour énumérer les régions où l’intellectuel d’action s’est posé en hélicoptère et en chevalier ardent : Bosnie, Darfour, Tchétchénie, … (notez le zeugma, mais je ne garantis pas l'hélicoptère, c'est « just for fun »).
BHL dans ses rêves, Volsungs le barde en est ébloui.
Les Noms Propres ? Comme si la vie de Bernard-Henri Lévy ressemblait en fin de compte à une transposition de la litanie des saints. Il est infoutu de laisser son personnage au vestiaire : il l’emmène partout, un peu comme faisait Alfred Jarry avec son Père Ubu, dont il avait adopté quand il était en société le parler saccadé détachant chaque syllabe (voir le personnage dans Les Faux-monnayeurs, d'André Gide).
Mais Jarry s’affichait, sciemment et tout entier, comme un pur artifice. Il n'y avait pas tromperie sur la marchandise : c'est sans doute de ça qu'il est mort. BHL, lui, quand il sort dans le monde hostile (forcément), dégaine la marionnette qui lui sert à ventriloquer : il est sa propre marionnette. Ça protège.
Alors, le point commun de toutes ces références nominales ? Ce sont des « Grands » ou des « Noms qui frappent », voire des « Autorités », parce que tout le monde les a entendus dans les médias, je veux dire des flashes, des étendards, des pancartes, parfois des banderoles. C’est juste fait pour noyer l'adversaire, pour impressionner : qui oserait ouvrir sa gueule devant ce chapelet ?
Les hooligans, au foot, sont plus souvent dans l’intimidation que dans la violence (mais ça leur arrive). BHL est constamment dans l’intimidation (mais n’hésite pas à menacer un journaliste de lui casser la figure). On finit par se demander : « Mais bon sang, qu’est-ce qui lui manque, pour qu’il éprouve ce besoin de montrer ses muscles ? ». Ce qui ressort aussi de ce salmigondis de noms propres dont BHL soûle son correspondant et le lecteur, c’est, je crois, qu’il se prend pour Malraux. Ou alors Sartre. Peut-être les deux.
Tiens, puisque j'évoque Sartre, j'ajouterai que le "bocal" de BHL est "agité" (coucou, Céline) de deux grands fantasmes : penser le monde aussi superbement (!) que Sartre, agir sur le monde avec autant de « panache » (!) que Malraux (« Ces deux mots d'ordre pour nous n'en font qu'un », André Breton). J’ai l’impression à certains moments qu’il se prend pour ses modèles, comme s’il y était aliéné. Rêve-t-il d’être à lui tout seul une synthèse accomplie de l’expérience humaine ? Si possible sous le coup de l’urgence (dernièrement les chrétiens d’orient) ? Il a besoin de causes pour exister. Et il doit se dire qu'on n’existe jamais autant que dans le regard des autres. D'où les "causes". Quelles que soient les conséquences.
Être sur tous les fronts, ne renoncer à rien. C’est lui qui l’écrit (p. 287) : « Ne pas choisir, voilà la règle », avant d’embrayer sur les bienfaits de l’opportunisme et de la piraterie. Ne pas choisir : c'était donc ça ! Peut-être le seul véritable aveu qu'il nous livre ici. Le problème, c’est que vouloir être partout, c’est risquer de n’être bon, voire de n’exister nulle part. Du coup, j’en viens à me dire qu’après tout, il est bien possible que BHL n’existe pas, tout simplement.
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature française, michel houellebecq bhl ennemis publics, bernard-henri lévy, éditions flammarion, éditions grasset, franquin, bande dessinée, champignac, spirou et fantasio, z comme zorglub, l'ombre du z, yannick haenel, je cherche l'italie, philippe sollers, molière tartuffe, françois craenhals, chevalier ardent, alfred jarry, père ubu, andré gide, les faux monnayeurs, andré malraux, jean-paul sartre, louis-ferdinand céline, l'agité du bocal, andré breton